« J’habite au Paradis ! »
balade sur les crêtes du Grand Chat
J’arbore ce matin ma plus belle tenue de parade de Fou à pieds bleus : j’ai chaussé mes Mammuts neuves qui sont d’un bleu admirable, emporté les deux bâtons de marche bleu clair qui sont désormais, et pour longtemps je pense, mes alliés dans la guerre qu’il me faut bien mener comme tout un chacun contre l’usure, l’arthrose, la solitude, l’ankylose, la tremblante du genoux & le déboîtement du ménisque, et je suis reparti en direction des Crêtes du Grand-Chat.
Cette route-là, je la ferais les yeux fermés (conditionnel de rigueur). On remonte la D207 jusqu’au col du Cucheron en saluant au passage la maison d’Odile, les marais du Pontet ainsi qu’un écureuil, on slalome entre les cohortes de cyclistes ahanants qui, à cette époque, ne manquent pas d’encombrer ma chère départementale de leur allure de papillon (dont ils ont non seulement les couleurs vives mais aussi la progression imprévisible et la fragilité, si bien qu’on ne sait jamais quand ni comment les dépasser sans risquer de les froisser…); on rejoint le parking de la Jasse, où je n’avais encore jamais vu autant de voitures car c’est un dimanche de vacances estivales post-déconfinement ; puis voici de nouveau ce chemin de mémoire et d’odeurs couvert d’aiguilles si douces sous le pas, ce chemin toujours heureux, jamais décevant, et cette forêt claire d’épicéas et de bouleaux qui est mon église à moi (j’y meurs chaque année en septembre, j’y ressuscite en mai…).
Il y a dans la vie, assez inévitablement, des moments de déroute où toute la machinerie interne se détraque ; mais il y a aussi, pour les plus chanceux, ces moments où tout semble plus léger, plus limpide, où les aiguilles intime et extime du baromètre de la météo mentale et alpine coïncident, les deux flèches alignées sur un plein soleil d’été : ainsi de ce jour où, allez savoir pourquoi, je monte sans nul effort comme une bulle de savon soulevée par le vent. Même les images du passé ne pèsent pas mais emportent : Léo embusqué derrière ce tronc nu qui évoque les sculptures de Giuseppe Penone, le petit ru maigrelet devant lequel il avait fallu s’arrêter longtemps pour laisser l’enfant jouer, tous ces étés, tous ces automnes depuis plus de douze ans… La brise matinale ne se contente pas de caresser la peau : elle en efface toute ride et toute blessure. Les fleurs de ce début juillet ne sont pas semées dans les trous de la Camarde ni jetées à la face du temps : elles perpétuent simplement leurs espèces et sont un appel parfumé à la vie – on se laisse facilement entraîner dans cette fête de parfums et de fleurs (alors que dans les fêtes humaines, non).
Dis-moi, qu’est-ce que tu vois ? – Toutes les fleurs des champs près du petit refuge de la Jasse, cette folle exubérance du désir coloré qui fait vaciller le regard et l’insecte ; l’alchemille aux bords dentelés sur laquelle sont restées intactes les premières, les dernières gouttes de rosée ; sur une aconit jaune un papillon vert pâle sur lequel s’est posé un insecte qui l’a sans doute pris lui-même pour une fleur (c’est grâce à cette confusion que les papillons sont, avec les abeilles, les seuls insectes qui gardent bonne presse parmi les humains, si stupidement sélectifs dans leur bienveillance ou leur aversion); voici aussi les rhodos rouges (où fourragent les abeilles, justement), la clairière amoureuse, le col aux lys blancs et ce sentier échevelé qui file vers le ciel ; et puis partout ces passants de tous âges embarqués dans le même rêve montagnard, le même voyage, avec leurs histoires, leurs douleurs, leurs failles, leur courage – celui de cette femme aux jambes énormes et qui pourtant avance lentement, gaillardement, en direction des crêtes, et à laquelle je tire discrètement mon chapeau de paille parce que je sais que je n’aurais, moi, à sa place, jamais un tel courage.
Dis-moi, qu’est-ce que tu sens ? – Tant de richesses et de nuances dans ces odeurs, et si peu de mots pour les dire ! Pour célébrer ces odeurs ordinaires qui ne sont pas estampillées Guerlain mais semblent donner accès aux couches les plus anciennes de la mémoire, ne me vient en tête (je lance ici un appel à tous les lecteurs éventuels : je suis preneur de tout texte littéraire abordant cette question si délaissée…), en dehors du Parfum de Süskind (ici hors-sujet) que cette belle chanson d’Anne Sylvestre qui parle du « bonheur incompréhensible » dont elle est un jour saisie lorsque, conduisant la voiture avec « deux petits » assis sur la banquette arrière, elle reconnaît « comme une odeur de bois coupé, / un parfum de sève échappée, / familière et sauvage » et que les enfants à leur tour s’exclament que « ça sent bon » :
Mes narines frémissaient
Tandis que m’envahissait
Un bonheur incompréhensible
Comme un souvenir impossible
D’une autre vie comme un regret
Ou la prescience d’un après
Où ça sentirait la résine
La planche qu’on a rabotée
La fougère et le noisetier
Moi qui suis portant citadine…
Ici on retrouve l’âcre odeur des rhodos, bien sûr, mais qui se mélange au parfum de fruit fermenté des myrtilles au soleil en une composition inédite à laquelle se rajoutent les fragrances fortes des ronces, des orties et de la résine qui chauffent, elles aussi, et rappellent constamment l’été. Puis, soudain, d’où vient cette odeur miel ? On se tourne à droite et on ne voit rien ; on se tourne à gauche et on voit ces ombelles blanches sur lesquelles on se penche, et l’on rectifie aussitôt le propos car ce n’est pas tant une odeur de miel que, disons, de marjolaine trempée dans du lait d’amande que la chaleur diffuse en l’amplifiant. Puis voici, cerise attendue sur ce gâteau olfactif de la montagne en juillet, juste à l’endroit choisi pour la première halte, les premières nigritelles, qui sentent certes la vanille mais aussi une odeur très fraîche de jeune verdure qu’on hume encore jusqu’au vertige…
Je suis une fois de plus le chemin des crêtes au-dessus de la gouille aux grenouilles qui grouille de têtards.
Je suis, allégé de toute question, de tout effort de la volonté et du corps, de tout bagage, et je m’exclame intérieurement : ah, le piquant vif des hautes herbes lissées par la brise tiède ! le thé chaud, le pain, le fromage de chèvre, tous ces festins de la vie ici, de la vie là-haut, de la vie partout !
Croquer en passant quelques jeunes pousses d’épicéa c’est croquer l’instant, croquer l’abade : on garde longtemps en bouche cette astringence qui éveille.
Sur les remparts gris clair de la Maurienne un nuage s’est posé qui dessine un vaste portique qui n’est pas l’entrée, mais la sortie du Paradis – car moi, je suis dedans, j’y marche, j’y cours, j’y danse, j’y chante, avec ces alliés sûrs de mes deux bâtons bleus qui sont, ne riez pas, mes ailes d’ange…
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.