Retour à Haut-Soi
Même en ce jour de plein soleil de plein été la montagne n’est pas calme. Elle gronde sourdement sans qu’aucun orage n’obscurcisse l’horizon. Elle se tasse, elle s’élève, elle fourmille, ses derniers névés fondent, ses rocs se fendent, ses plantes, ses bêtes et ses passants l’agitent insidieusement comme les rêves agitent le rêveur.
Je me suis endormi dans un creux d’herbe sèche au-dessus du refuge et me suis aussitôt glissé dans la peau d’un rêve vécu en ce même lieu il y a plus de vingt ans. Pensez donc : un vieux rêve tout neuf, une peau toute neuve, et mes vingt ans qui m’attendaient dans les herbes dormantes de ce creux !
Au réveil me voici seul. D’abord mes mains ni tavelées, ni ridées, me rassurent : on ne sait jamais à quelle époque de sa vie on se réveille et il vaut mieux vérifier… Je cherche aux jumelles sur le chemin du fond d’Aussois les silhouettes de ma mère, des enfants, et je ne vois que des inconnus qui continuent d’arpenter ce sentier, on dirait, les mêmes depuis cent ans. La même marmotte devant leurs objectifs prend la même pose. Seules mes pensées, mes rêves, agitent la montagne impassible dont la légère ondulation vient du souffle de celui qui la regarde (c’est cette même illusion qui fait qu’un mort soudain vous semble respirer). Ces grondements, ces sifflements, ce n’était rien qu’un songe, une protestation interne contre le grand nuage d’ombre du temps qui passe.
Je ne sais plus ce que je guette.
Le gypaète est passé, paraît-il, mais je ne l’ai pas vu.
Le chamois s’est carapaté dans mon dos.
Quelqu’un m’a appelé, mais je n’ai pas entendu.
Toute ma vie a filé dans le cours du torrent pendant que je dormais – mais j’ai aimé ce rêve qui sentait si bon la nigritelle au moins autant que le temps éveillé.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.