Vingt ans après on remonte aux sources du Guiers, et l’on retrouve avec quelle joie ce même sentier glissant, escarpé, hier en hiver juvénile, aujourd’hui en été vieillissant (ou en ce tout premier mouvement de l’automne en lequel les récents orages nous ont fait basculer). On dépasse et on laisse en contrebas la cohorte des familles avec petits enfants et des touristes ventripotents, on se hisse, on s’agrippe un peu aux mêmes prises, aux mêmes câbles que jadis, et puis – voici la grotte, la source vers laquelle on se dirige, grave et silencieux comme lorsqu’on pénètre dans une église vide et qu’on marche vers l’autel, porté par les grandes orgues imaginaires. Les gouttes d’eau tombent dans l’eau noire et ponctuent le silence de leur plic-ploc sonore – ô ce son-là, cet air bien froid, suffisent à affoler toutes les chauves-souris de la mémoire qui se mettent à battre en tout sens et qu’on voudrait attraper. On avance jusqu’au grand tunnel dans lequel, faute d’éclairage, on n’ose pas pénétrer, puis quelques randonneurs insensibles au caractère sacré du lieu arrivent en parlant à voix haute et l’on ressort, un peu insatisfait, n’ayant fait que frôler le mystère qui reste planqué là…
Ti ricordi ? Juste en contrebas il suffit de braver le vertige pour atteindre l’endroit même où l’eau tombe de la falaise et forme la première des cascades. De ce nid d’aigle lacustre on voit toute la vallée enchâssée dans la roche lisse et suintante. Il vient simultanément des envies d’enfouissement et d’envol, que l’on fait taire à regret pour sagement redescendre en franchissant le petit pont de la grande cascade, jusqu’à la grève aux cincles. On reste assis dans la fraîcheur permanente du Cirque et, malgré les enfants qui cabriolent dans la pelouse ou jettent des cailloux dans le Guiers, malgré tous les badauds en vacances qui pique-niquent en ce jour encore ensoleillé du mois d’été, malgré le bar ouvert à deux pas, on constate que le lieu conserve quelque chose de rude, de sauvage et de froid. Les abeilles cependant butinent les fleurs bleu parme de la menthe sauvage, l’eau glisse entre les galets blancs avec un murmure paisible, et pour peu que le soleil pointe entre les nuages et les hêtres on se sent gagné par le rêve d’une vie douce − rêve qu’on pourrait sans doute rejoindre et vivre vraiment en s’endormant ici.
On ferme les yeux. Rivière. Calcaire. Falaise. Soleil. Quête confuse de bonheur et de paix. Nuage. Vent frais. Caverne. Caverne. Caverne. Eau noire. Nuit d’eau. Rêve de source.
© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.