Vigie, avril 2022

 

Jour d’avril (tout me rappelle)

 

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Comme un gros chat devant un trou de mulot, un renard roux se tient en embuscade au milieu du champ redevenu vert. La neige qui s’est retirée sur les crêtes, on dirait qu’elle persiste quand même dans les pruniers en fleurs. Des centaines de têtards noirs grouillent dans la gouille, certains occupés à dévorer semble-t-il un ver de terre qui se tortille. Des frémissements dans l’air et dans l’eau, des vibrations dans la terre. Les boutons d’or mêlent leur jaune tout rutilant à celui des pissenlits, et la vieille pellicule marron terne laissée par l’hiver cède partout la place aux verts d’avril. En passant devant le vieux mur, j’admire le géranium pourpre dont les poils brillent au soleil comme des cristaux et dont les efflorescences rougeâtres font avec le vert de la mousse un contraste superbe. Ici le sol retourné me rappelle ce rêve qui m’a réveillé ce matin, dans lequel un très gros sanglier menaçait de me charger : je revois encore ses défenses recourbées avec lesquelles il commençait à me donner de petits coups, comme le ferait un bélier énervé, alors que j’avais adopté la posture la moins menaçante qui soit en me couchant au sol. Pour l’heure, aucun sanglier ne se montre, mais il y a partout des odeurs dont Rimski se repaît.

Admirable parterre d’anémones des bois, d’un blanc rosé qu’il est difficile de ne pas associer à un visage juvénile. Fracas des chutes au-dessus de l’écluse, comme autrefois à Fourgassié en Guyane. Puis voici les deux taches claires des chevreuils qui se faufilent entre les troncs. Il fait moite aujourd’hui dans la combe, là où se rencontrent le souffle du torrent et celui du soleil. Rimski trempe ses pattes, je m’assois sur le banc d’un vieux tronc pourri, avec les bottes dans l’eau. Traces de chevreuil dans la terre boueuse. Carcasses blanchies d’escargots comme des coquillages. Je ne sais pas laquelle de ces fleurs (peut-être la populage des marais qui s’épanouit partout le long des berges) m’a ramené à des souvenirs d’avant mes dix ans, souvenirs de solitude peuplée d’attente et d’images. Est-ce que je suis maintenant plus seul, ou moins seul, ou aussi seul que je l’étais alors ? Ce que je sais, c’est que je passais des heures à rôder dans les bois, en lisière, au bord du ruisseau, dans ce paradis bien clos du grand parc du lycée international de Ferney, ramassant parfois des pétales pour en faire des décoctions infectes que je me forçais à boire parce que je leur imaginais des vertus magiques. Je n’avais pas de chien alors, mais ma grosse minette angora Mimi que j’imitais en tout, partageant avec elle le festin des criquets comme des friandises. Aujourd’hui j’ai un chien, deux enfants qui ne viennent plus avec moi, une ancienne et une nouvelle compagne, mais je n’ai plus ma mère pour me guetter du balcon, pour m’appeler à table, pour m’attendre. C’est ce qui me fait murmurer, j’ose à peine le dire, que même si bien entouré je suis quand même plus seul.

Je pense à Jean qui s’est livré, hier, à la radio, comme rarement, disant que c’était dur de ne plus pouvoir être vu comme un enfant par quiconque, à son âge (septante ans, l’âge de ma mère quand elle est morte), disant aussi qu’il pensait à sa mère à chaque fois qu’il entrait sur scène. Moi, je retourne le voir pour pallier son absence à elle autant que par fidélité à l’artiste. Lorsque je parle ici, lorsque j’écris, que le lecteur éventuel me pardonne, c’est d’abord à elle que je parle.

Entre temps cependant, on a retrouvé le dédale des arbres effondrés. Ici un oiseau s’est fait tuer, dont les plumes sont restées accrochées à la mousse d’un tronc. Drame d’avril. Je tourne autour de la ruine et de l’arbre brisé qui sent bon le bois frais, en quête de morilles. Le cincle en passant vite lance son petit cri d’appel. Rimski se trempe encore. Même ce brin de muguet sans fleurs me rappelle ma mère.

11/04

 

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