Vigie, avril 2022

 

Désirs d’avril

 

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Parfois, l’accomplissement fait paradoxalement peur. La réalisation des attentes et des désirs qui maintenaient au quotidien une tension, une vigilance, un mouvement stimulant, suscite une sorte de vague à l’âme diffus contre lequel il faut lutter en se remettant à l’écoute de ces autres plus profonds désirs qui, eux, n’ont pas été réalisés, souvent parce qu’ils demandent non pas seulement la paresse de l’attente mais un engagement plus difficile…

Le concert que j’attendais (dont la perspective comme toujours, comme naguère, avec le même nom que naguère, s’affichait en lettres capitales depuis des mois dans mon agenda), est venu, a filé – d’autant plus vite que l’artiste malade a dû l’écourter.

Le morceau auquel j’ai travaillé pendant plusieurs mois, j’arrive enfin à le jouer, et je sens déjà que je ne vais pas tarder à le délaisser pour un autre, à l’oublier, comme tous ceux qui l’ont précédé, après un bref moment de bonheur musical.

Bien des choses dont j’ai rêvé longtemps se sont réalisées : ma maison en montagne, ce samoyède qui m’accompagne, les vacances de Pâques. En ouvrant la fenêtre j’ai même entendu tout à l’heure les clarines des vaches. Je peux me laisser aller à la paresse, m’allonger sur la terrasse au soleil avec un livre, la chatte sur les genoux et Rimski à mes pieds, et savourer ce luxe futile de la lecture.

Ce printemps, je l’espérais vraiment : voici qu’il chante et s’épanouit de toutes parts, et c’est un vrai printemps qui excède la saison, la météo du moment, car lorsque je dis « printemps » je parle avant tout de ce désir que j’avais d’une harmonie nouvelle susceptible de prendre le relais de celle qu’avait brisée la mort de ma mère ainsi que d’autres aléas qui n’en finissent pas de m’étonner – toutes ces choses qu’il était bon de vivre et qui sont terminées. Je revis un printemps qui est comme une discrète résurrection, mais la peur soudaine de le voir me filer entre les doigts m’inquiète.

Je sens que le tranchant du désir s’émousse dans toute cette douceur. Une vie sans tranchant n’est pas désagréable, mais elle est moins vivante. C’est toute la différence qu’il y a, pour Rimski en promenade, entre les moments où il flâne, museau au vent, et les moments où il se met à gratter frénétiquement le sol ou à courir après un chevreuil : il faut un équilibre entre les deux. Toute une vie à gratter et courir, ce serait épuisant ; toute une vie à dormir au soleil, ce serait à la longue mortifère. Il faut, je pense, garder la prescience de l’inaccessible, de ce qui manque, de ce qui garde chaudes nos braises sous la cendre. Un jour vient, tôt ou tard, où l’on n’a plus envie de rien, où l’on accepte dans le meilleur des cas de se satisfaire de tout petits désirs sans nulle perspective de réalisation. Les derniers jours, ma mère disait qu’elle aurait bien voulu revoir la mer, mourir peut-être dans la Camargue de son enfance, mais que ce n’était pas grave qu’il en fût autrement ; la saveur d’une dernière pêche au soleil de juillet, je crois, lui suffisait.

Je n’en suis pas encore là et, dans ce creux passager des premiers jours de vacances, je travaille à ces prochains désirs que j’attise, que j’aiguillonne. Je pense aux prochains concerts, à Paris. Je pense aux escapades de l’été, et à ce pic noir qui paradait hier dans la forêt avec sa compagne ou son compagnon (il n’y a pas de dimorphisme qui permette de les distinguer) et qui s’est posé sur le tronc juste devant nous : je voudrais le revoir. Je pense aux livres à écrire, sans lesquels plus rien n’a d’importance. Et puis, je pense aux morilles que je n’ai toujours pas trouvées… Il est important de conserver en soi des horizons peut-être inatteignables – comme l’enfance, comme les rêves de retour et de résurrection, comme l’amour – qui sont les grosses bûches de nos feux intérieurs, et de continuer à patiemment entasser le petit bois des désirs intermédiaires, tout à fait ou partiellement atteignables, comme les mots ou comme les morilles…

C’est avec ces pensées en tête que je me mets soudain à courir en remontant le Gelon, avant de bifurquer pour remonter au hasard l’un de ses affluents sans nom. Dans le sous-bois qui sent fort l’ail des ours retentit alors le hululement incongru d’une hulotte, et ce chant nocturne entendu en plein jour brise le fil de mes pensées. Dans l’effort, dans les ronces, suant et ahanant, je poursuis mon chemin sans but, entraîné par le chien blanc qui m’amène droit aux morilles.

Les premières sont de petites brunes coniques, un peu sèches, presque invisibles dans la lumière crue que ne filtrent pas les feuillages. Mais les premières morilles sont un peu comme le premier vers d’un poème ou la première phrase d’un roman : le plus dur est de commencer, les autres surgissent ensuite comme par magie, et l’on se demande comment on avait pu ne pas y songer avant, ne pas les voir avant. À mesure que je les cueille, recalibrant mon œil, retrouvant la bonne distance avec le sol et le bon équilibre entre attention et abandon, elles semblent non seulement plus nombreuses mais plus grosses. Chacun son désir, chacun son plaisir, Rimski, pendant ce temps, creuse…

18/04

 

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