Vigie, avril 2022

 

Illusions & aventures au premier temps de l’été

 

Vigie042022 06

 

Il y a quelques jours, mu par un de ces débordements d’énergie qui, après tout un hiver de patience vous font soudain jaillir dans les veines comme un torrent en crue, je suis monté à vive allure jusqu’au col du Champet, et c’était merveille de sentir les muscles de mes jambes se tendre et se détendre à mesure que résonnaient toutes les percussions réveillées du corps et qu’éclatait dans les tempes le grand orchestre printanier. De cette montée vigoureuse comme une adolescence, je n’ai pas rapporté un mot.

Hier matin aussi la marche fut sans parole, mais pas sans mystère lorsque, passant en contrebas d’un bois devant lequel je suis passé mille fois, j’ai vu apparaître comme en transparence derrière les barreaux clairs des troncs une bâtisse en ruine que je n’avais jamais vue. J’ai eu peur d’avoir l’air bête, si j’avouais que je n’avais jamais remarqué une ruine aussi imposante, alors je me suis exclamé sur un ton détaché : « Comme c’est étrange, je ne l’avais jamais vue ainsi, cette ruine ! » « Quelle ruine ? » m’a demandé Élodie avec un air interloqué. De ruine, il n’y en avait bien pas : c’était un arbre en fleurs qui, tout seul parmi les arbres nus, lorsqu’on le regardait de biais dans cet éclairage cru du matin, donnait l’illusion d’une grande demeure en pierres effondrée. Cela a fait resurgir dans ma mémoire la magie des romans médiévaux que j’aimais tant autrefois, toutes ces histoires de châteaux enchantés apparaissant et disparaissant sur le chemin de Perceval ou de Gauvin.

Aujourd’hui, dédaignant momentanément les morilles (le sol est de toute façon trop sec), je retourne voir cette illusion de ruine, histoire de vérifier que je n’ai pas complètement rêvé, qu’il y avait bien au moins un support à cette illusion. Dans le grand champ parsemé ici ou là d’orchidées mâles, l’herbe atteint presque le sommet de mes bottes. L’été arrive, son premier mouvement s’est déjà enclenché. L’été arrive, avec son anxiété particulière car dans l’été, dans ce mot même de l’été, il y a l’idée de quelque chose qui disparaît, qui a été et qui n’est plus. Comme je le faisais avec les éclairs en juillet de l’an 2014, je tente de fixer une trace de ma ruine d’illusion – mais qui pourrait à présent y voir autre chose qu’un arbre en fleurs ? C’est à ce moment-là que surgit le chevreuil, à quelques mètres de nous, qu’on regarde longuement traverser le champ. Il s’arrête en lisière et nous toise de loin. Rimski lance un aboiement rauque. Je poursuis dans sa direction comme, me dis-je, un chevalier à la poursuite d’un cerf blanc.

Montée et descente périlleuse sur le sol glissant jonché de cônes de pin, de troncs et de branches abattus, de jeunes ronces bien griffues. En contrebas gronde le dragon du Gelon. On y a trouvé hier une mâchoire de cerf qu’a rapportée Rimski. On suit l’échine interminable d’un tronc mort. Les grandes mottes des pins déracinés ressemblent à des bateaux échoués, et toute cette partie de la forêt où je ne suis passé que très rarement, me semble désolée (désolé, je le serai tôt ou tard quand tombera l’été).

Puis on atteint un ravin creusé par un affluent du Gelon. Partout, des traces de chevreuils et de cerfs, je peine à maîtriser Rimski. On remonte le Gelon en pataugeant. Ah, l’étrangeté du familier vu sous un angle nouveau ! Cette clairière fleurie, c’est comme si on l’abordait depuis un canot. Je reconnais plus loin, sur l’autre rive, la vieille cabane au pommier, et un bidon rouillé atteste de la proximité de la civilisation. Las de griffures et de chaos, je traverse finalement et rejoins le sentier habituel, qui marque la fin de l’aventure.

22/04

 

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