Vigie, avril 2022

 

Les rives de mai

 

Vigie042022 08

 

Avril s’achève, et ces vacances, et ce printemps qui lorgne de plus en plus vers l’été. Marchant seul avec mon chien sur le grand ponton de cette vallée où je ne voyage plus que de saison en saison, je sors le sextant de mon attention pour faire le point sur le dedans et le dehors, sur ce qui rassure et inquiète, et sur la vie en cours (saluant au passage Joël et Julien occupés au jardin).

Bien sûr on n’obtient pas toujours ce que l’on veut, et les circonstances de la vie peuvent jouer et déjouer nos désirs : j’ai rêvé fort de Sapporo, et ce fut la Guyane ; je crois cependant qu’il faut d’abord avoir rêvé ardemment de se rendre dans tel ou tel lieu – la Lune, l’Amazonie, un hameau de Savoie – pour y parvenir. Il semble acquis qu’Élodie habitera bel et bien tout bientôt ce hameau de La Martinette où je suis passé si souvent depuis l’arrivée de Rimski et dont je n’ai eu de cesse de faire l’éloge parce qu’il offre ces qualités particulières de protection et d’ouverture si importantes à mes yeux. Le hasard a joué : une amie d’Élodie connaissait une habitante du hameau, qui l’a informée de ce qu’une des maisons était depuis peu vacante ; mais l’installation dans ce nouveau lieu, étape essentielle vers le nouvel équilibre auquel on travaille depuis deux ans, est d’abord le résultat d’un désir constant. Sitôt rentrés dans la maison, on a pu sentir qu’on y vivrait bien, que ce lieu nouveau ne serait la réplication ni de ma maison du Villard, ni de la grande maison familiale devenue cage dorée qu’Élodie va quitter, mais une création nouvelle. Puisse cette petite maison aux volets bleus devenir le symbole heureux de notre printemps retrouvé, et un nouveau poste de guet sur ce chemin de nos vies.

Au même moment, mon père s’apprête à quitter l’appartement de Chambéry au profit d’une maison avec jardin qui lui correspondra mieux, et qui sera peut-être aussi, plus tard, un lieu où accueillir les enfants en études – un tremplin, donc, vers leurs vies d’adultes.

Je traverse La Martinette, en pleine effervescence agricole, avec ces projets, ces projections en tête.

Alentour le malheur inhumain continue de frapper, dont on entend l’écho dans ce message triste à pleurer reçu ce matin alors que je corrigeais des copies en buvant mon thé, ou plus loin encore dans les nouvelles de la guerre pas moins terribles qu’en mars. Je préfère laisser de nouveau les images heureuses de mes souvenirs récents se superposer à celles du sous-bois ensoleillé qu’on traverse à grands pas :

images des cerisiers et des marronniers en fleurs à Paris ;

images de Jean dansant au centre du beau théâtre rouge décrépi et superbe, porté par la joie du présent et la foule qui l’acclame ;

images du jeune chanteur torse nu hurlant dans son micro, porté en triomphe par les spectateurs rock ‘n’ roll, Laurence, Marian, Arsène et Clément en arrière-plan ;

images des retrouvailles avec Agnès convalescente et Valérie, toutes deux toujours tellement généreuses, et vives, et intelligentes ;

images de Marie-Hélène, Christophe et du petit Swann, cinq ans à présent, qui, sitôt fini la lecture du livre de Claude Ponti, me demande de recommencer sans se douter à quel point sa demande m’enchante ;

images d’Élodie, de ses parents, et de P. visitant la maison — ah, l’enthousiasme de P. dans ces moments ! ;

images de l’ami Franck débarquant, avec son sac à dos, pour faire de l’ultime soirée des vacances une fête inespérée ;

images enfin de Léo, Clément, Nathalie et moi-même, jouant au jeu de société offert par Agnès et Valérie pour les douze ans de Clément — et c’est, quand on y songe, proprement incroyable de pouvoir être ainsi tous les quatre réunis sans regrets, sans nostalgie, non pas comme naguère mais comme maintenant, j’aurais eu bien du mal à croire qu’une telle chose puisse advenir il y a trois ou quatre ans.

Ainsi le temps avance comme nos pas sur ce chemin trempé, avec ses chutes et ses présents, ses glissades dans la boue et ses bouquets de fleurs. Le grand sapin effondré sous lequel il a fallu pendant plusieurs mois passer à quatre pattes a été élagué et forme un portique que l’on franchit en bombant le torse. Les oreilles de Judas dénoncent encore la présence des morilles. Rien n’est certain, ni le meilleur ni le pire, mais on choisit dans les limites de ce rien les détours de nos pas et c’est cette petite liberté qui nous permet d’atteindre, même fugacement, les fleurs d’en face, les morilles blondes, le bonheur et les rives de mai.

30/04

 

© Lionel Seppoloni, tous droits réservés.

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