Vigie, mai 2023

 

 

Deux rêves, un cauchemar

 

 

Dans ce rêve kafkaïen je ne retrouve plus ma maison. Je marche difficilement dans un décor de vieille ville, de château et d’écoles. Je sais que je dois habiter quelque part à l’intérieur du château, mais je ne retrouve plus l’internat. J’erre dans des escaliers en colimaçon, des couloirs déserts, au bord de précipices. À un certain moment je me retrouve dans une vaste pièce où s’affairent les enfants et les moniteurs d’une colonie de vacances, je demande mon chemin mais personne ne sait. Je finis par sortir du château et déboule dans la cour d’une école maternelle. J’explique lamentablement que je suis professeur au collège (ce qui dans le rêve est inexact car j’enseigne en lycée), mais aucune des personnes présentes ne peut m’aider. J’arrive dans un temple où a lieu un spectacle en hommage à une certaine Mme Roche qui s’en va (je ne sais pas s’il s’agit de la mère d’élève que j’ai effectivement connue il y a quelques années). Je m’arrête pour écouter le violoncelle, je reconnais d’anciens élèves brésiliens qui me saluent et se mettent à me suivre, amusés de mon incapacité à marcher droit – car, de fait, je ne tiens pas debout, non parce que je suis ivre mais parce que le sol est aussi glissant qu’une patinoire. Me voici dans un supermarché vide, je dérape et m’étale devant un rayonnage où sont exposées des pipes en bois qui dégringolent sur moi. « Dommage que je ne fume plus, me dis-je, car ce sont de beaux objets. » Lorsque je réussis à sortir de ce labyrinthe, je me retrouve dans un paysage écossais balayé par le vent. On a recouvert les vieilles maisons de bâches de tentes qui battent au vent et sont censées les protéger des averses car les toits ne sont plus étanches. Je ne sais toujours pas où j’habite.

Un autre des rêves du matin est si prodigieusement logique et structuré qu’il me semble d’abord que je ne pourrai jamais l’oublier, que je n’aurai plus qu’à le prendre en note plus tard pour élaborer un roman digne de Paul Auster. Las, plus les secondes passent et plus s’évanouit la belle illusion d’une histoire toute faite. Je tente d’en sauver quelques bribes. Il s’agissait d’une histoire de meurtre ou de cambriolage parfait. Un jeune homme veilleur de nuit au Musée de la Musique m’abordait pour me faire part de ses craintes que ne soient volée une des pièces du musée. Nous sympathisions vraiment, et je me souviens qu’il était dans le rêve une présence extrêmement rassurante. Mais peu à peu tous les signes s’inversaient, tout ce qui était rassurant devenait menaçant. J’ai oublié les détails de cette mécanique, mais je me souviens que, d’une part, je comprenais que le jeune homme était un assassin, et que d’autre part le meurtre (ou le vol) se faisait par le truchement d’une note très aiguë insérée dans une partition, un peu comme le coup de cymbale est censé couvrir le bruit du coup de feu dans L’homme qui en savait trop. Tout s’est malheureusement effacé, mais je garde en tête cette inversion symétrique des signes, du meilleur vers le pire.

L’orage et les rêves de la nuit ont laissé place à un beau ciel couvert où le soleil pour l’instant triomphe. J’écris ces lignes sur la table de la terrasse avec la chatte Dana qui ronronne dans mes bras. Les mésanges et les fauvettes chantent si fort qu’elles couvrent presque les mugissements du chenil de Repidon. De temps à autre on entend le roulement de tambour du pic épeiche. Une sittelle explore les vieilles planches de la grange d’en face. Plein soleil dans les lilas mauves et blancs. Une légère brise agite le linge que je viens d’étendre et les feuilles des arbres. Je savoure l’instant et le thé du matin. Tout au moins, je tente, car, comme dans mon rêve les signes rassurants semblent peu à peu s’inverser à mesure que monte la clameur du chenil, anormalement forte.

Depuis l’installation de ce chenil de chiens de chasse dans le hameau voisin de Repidon, il n’est malheureusement pas rare que la vallée résonne des hurlements des bêtes enfermées. On compatit avec les pauvres voisins sommés de supporter ou de déménager. Mais ce matin, l’intensité des aboiements semble vraiment inhabituelle. Est-ce parce que l’air humide porte mieux les sons ? Parce que cela faisait longtemps que je ne m’étais pas ainsi installé sur la terrasse pour le petit-déjeuner ? Parce que ce vacarme sinistre qu’on croyait réservé à l’automne agace d’autant plus qu’il retentit en mai ? La consultation de la page Facebook du chenil m’apprend qu’est organisé ce week-end un concours de hurlements sur sanglier en cage (car le chenil comporte aussi manifestement un parc à sangliers…). Je comprends au passage pourquoi des véhicules sont stationnés sur la départementale, juste après un virage, au risque de provoquer un accident (ainsi que plusieurs voisins qui l’ont évité de peu ensuite me le rapportent). Il est bientôt neuf heures et je regagne l’intérieur, en attendant que la grêle revienne rapidement doucher les ardeurs de ce beau monde et mettre un terme au cauchemar. 

07/05/23

 

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