Vigie, mai 2023

 

 

Encore un tour de manège

 

 

Comme je sors du garage et fais mes premiers pas dans l’air un peu froid, me saisissent d’une part la vision d’un très beau Sphinx de nuit posé à quelques centimètres de l’endroit où je passe avec la voiture, ainsi miraculeusement préservé mais que je m’empresse de déplacer dans l’herbe, et d’autre part l’odeur tournoyante des grands lilas en fleurs que la pluie de ces derniers jours a fait ployer jusqu’aux fenêtres. C’est tout le temps, la saison, le moment, qui me sont ainsi offerts en une inspiration, et je me dis que la promenade sera vraiment belle.

Le vent frais fait trembler les hautes herbes, de cela je ne me lasserai jamais pas plus que je ne me lasserai de la beauté colorée des chardonnerets qui passent en troupe dans les châtaigniers.

Nuage immense dans le ciel encore tourmenté, d’un gris intense. Comme l’an passé lorsqu’Élodie m’avait photographié avec Rimski sur ce même sentier, les pissenlits fanés ornent les bas-côtés de leurs boules de coton, beauté fragile que le vent souffle.

Le temps des morilles lui aussi s’est terminé rapidement. Cette nuit Élodie a rêvé qu’un quidam lui demandait s’il y avait des morilles. « Oh non, répondait-elle, c’est fini depuis quelques jours ! ». L’inconnu s’en allait, et elle découvrait avec embarras qu’il y en avait justement sur son terrain. Mais les morilles en vérité ne sont déjà plus qu’un songe, une projection vers le printemps prochain alors qu’ici et maintenant c’est l’été qui prend ses quartiers, qui les prendra tout à fait sitôt que seront passés les saints de glace.

Quand on passe sur cette partie du sentier sous les chênes le long du mur en contrebas de La Martinette, à cet endroit où il fait toujours beaucoup plus chaud qu’ailleurs, on a vraiment l’impression que les saints de glace sont déjà derrière nous ; puis, au détour du torrent me vient la sensation très claire et très plaisante qu’une boucle est bouclée, bien bouclée, comme cette ceinture de cani-cross que j’ai passée à ma taille et à laquelle est attachée la longe de Rimski, j’ai le sentiment rassurant que me voici comme dans un manège solidement arrimé au rail d’un temps circulaire, prêt à me laisser tourner d’un printemps à un autre. Ces traces de pas toutes fraîches dans la boue, il me semble que ce sont les miennes, comme si je marchais dans mes propres pas, tous les moments passés et à venir réunis dans un même présent. La libellule qui vient tourner autour de la tête de Rimski, c’est celle que Daniel avait photographiée au bord du lac Noir où nous étions allés nous promener il y a trente ans avec mes parents. Le sphinx que j’ai vu devant le garage a traversé plusieurs fois mon chemin et je me souviens de chacune de nos rencontres. La façon qu’a Rimski de s’essuyer le derrière en se laissant glisser dans l’herbe me fait rire parce qu’en lui je revois ma chienne guyanaise Patawa qui ne me manque pas, puisqu’elle est là.

La tension du temps ne me reprend qu’en toute fin de boucle, fin de ce tour de manège – et encore, très atténuée.

11/05/23

 

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