À se pâmer
Dernière promenade de mai sous la pluie tiède qui s’intensifie, et je m’interroge sur la couleur des scabieuses, plus vive que le mauve, plus claire que le violet, d’un parme tirant sur le fuchsia ou même le rose, avec des variations plus ou moins importantes d’une fleur à l’autre. J’aime cette couleur incertaine de scabieuses, mais plus encore le violet pur des raiponces dont les bouquets hirsutes s’épanouissent tout au long du sentier. C’est la couleur de mon obsession du moment – car je me suis mis en tête (avec cette propension à transformer en problème métaphysique une énième lubie vestimentaire), pour la lecture publique qui doit avoir lieu à Chambéry en juin, d’assortir les couleurs de mes vêtements à celles de la couverture du livre Entre deux gares, ce qui m’a d’ailleurs permis de constater que cette association entre le violet et le bleu ciel que je trouve si réussie est très rare dans le prêt-à-porter, et qu’il n’est en outre pas facile de trouver un pantalon violet pour homme. Dans ce paysage où les verts partout paradent, ruissellent, s’imposent, je cherche à travers les scabieuses, les raiponces, les admirables géraniums à tige noueuse, les trèfles, les silènes, les évanescents pigamons à feuilles d’ancolie (que l’on croirait tissées par quelque araignée psychédélique), tout ce qui va du bleu au rose en passant par le violet, le mauve, le fuchsia, sans parvenir à trouver la nuance idéale.
La pluie cependant a cessé. Le plus jeune des trois chevreuils que je vois habituellement au-dessus de la maison d’Élodie se risque en lisière puis détale parce qu’il a vu Rimski (qui, lui, ne l’a pas vu), et je sens dans tout mon corps une détente délicieuse, un apaisement qui me fait soupirer d’aise et oublier jusqu’à mon obsession des couleurs au profit d’un accueil inconditionnel de tout ce qui flotte en ce moment dans cet air qu’on pourrait dire servi à température idéale, comme un alcool exquis, car, oui, je sens qu’on vient d’atteindre un idéal d’équilibre entre le taux d’hygrométrie et la température, entre l’ombre et la lumière, entre la vitesse très modérée à laquelle je marche et l’immobilité mouvante des feuilles, entre le bleu pâle des rares fragments de ciel encore visibles et les verts vifs qui partout se rallument.
Comme soudain les menaces semblent lointaines, lointaine la guerre qui n’en finit pas de s’emballer mais à un rythme suffisamment lent pour qu’on puisse l’oublier (puisque, par chance, on reste loin des bombes), tout comme on peut encore oublier l’ampleur du dérèglement climatique et la montée des eaux dès lors qu’on n’habite pas dans le delta du Gange ou sur une île du Pacifique. L’extinction des insectes, on n’y croit pas davantage puisque deux cents moucherons et autant de moustiques voltigent autour de ma tête quand je m’arrête un moment au bord du torrent, et la conscience de la violence pourtant vertigineuse avec laquelle on traite partout les bêtes sauvages ou asservies à nos besoins humains se dissout dans cette tiédeur suave sitôt que je regarde mon bon chien blanc qui n’en sait rien et qui, lui, me regarde avec tant de confiance et de reconnaissance que je peux me prendre, même en étant humain, pour un type bien.
En passant on salue d’un signe de la main et d’un aboiement la marte qui est encore de sortie, toujours au même endroit du chemin, et qui disparaît dans le feuillage d’un chêne. « Salut, marte de mai, on se revoit en juin ! » dis-je, juché sur une souche au-dessus du Gelon, littéralement saoulé par une odeur de mousse et de terre mouillée qui est, vraiment, à se pâmer.
31/05/23