Vigie, avril 2024

 

À la recherche du poème

 

 

La neige des derniers jours a laissé place à un temps humide de nouveau assez doux. C’est le dernier vendredi des vacances et je marche avec les chiens sous le ciel gris lumineux, traversant assez nonchalamment les prés où s’amplifie la clameur des criquets.

En ce jour Nouchka découvre les vaches et leurs veaux, qui la regardent de leurs yeux rougis puis détalent quand elle jappe. Elle, ne comprend pas l’indifférence de Rimski, qui depuis l’an passé associe vaches et chèvres à la même menace d’une décharge électrique, et l’on dirait un enfant considérant sans comprendre le grand adolescent qui ne veut plus jouer. Ici ça sent la paille et le lait, une odeur de fromage et de fermentation qui me ramène insidieusement toujours aux mêmes souvenirs d’enfance. Plus loin, au pied du grand laurier en fleurs, c’est le miel qui s’impose, mêlé de goudron mouillé, d’ortie et de lilas.

Je songe à Jacques Henri Lartigue, dont j’ai vu hier une exposition de photographies au musée dauphinois de Grenoble, après l’expo Miró. Lartigue a vécu une vie de rentier, terriblement privilégié, futile en un sens, puisque consacrée à des loisirs de riche et à sa passion pour la photographie. Il m’a touché pourtant, parce que la conscience qu’il avait du caractère miraculeux de traverser les horreurs du siècle en demeurant protégé, l’a poussé des décennies durant à tenir un journal intime dans lequel il consigne ces moments heureux dont il dit qu’ils s’accompagnaient presque de désespoir, jusqu’à ce qu’il puisse en garder quelques traces au moyen de la photographie. Les siennes sont drôles et touchantes, qui captent le mouvement d’un quidam sur sa luge, d’un patineur sur la glace, ou les tenues parfois tout à fait incongrues des bourgeois allant aux sports d’hiver dans les années Vingt du siècle dernier.

Ce besoin de garder trace des moments heureux, on le ressent plus que jamais en nos années Vingt à nous qui « sont folles, encore une fois », et dont on craint (j’espère encore à tort) qu’elles ne nous conduisent à un autre cycle obscur.

Le cycle obscur, c’est peut-être celui de la série allemande Dark regardée tout au long des vacances avec Clément et qui, sans doute parce qu’elle met en scène l’enchevêtrement du passé, du présent et du futur, m’a suffisamment obsédé pour que ses images viennent se superposer à ma vision des tableaux de Miró. Il faut dire qu’il y avait là certains tableaux que je n’avais plus revus depuis Barcelone en 2014, en ce voyage effectué juste après la mort de ma mère. Longtemps j’ai tourné autour des trois grands tableaux bleus, voyant dans la petite araignée noire chiffonnée dans le bleu une porte, un trou de ver donnant accès à l’époque où elle était en vie, où nous arpentions ensemble ces mêmes allées spacieuses du musée d’art moderne avec des enfants qui n’étaient pas devenus de grands ados zombies mais portaient sur les toiles et le monde un regard vif et clair. Comme tout cela manque.

Pour me ramener à la richesse de l’instant, il faut toute la vigueur des passereaux, qui chantent éperdument dans le sous-bois après la pluie. Allons, les oiseaux chantent, je suis en vie, debout encore et emporté (ballotté, déporté) par les deux chiens pleins d’allant. Sur le chemin après le pont Nouchka se roule dans une odeur. On franchit à guet le Gelon malgré le courant un peu fort. Le soleil repeint en vert vif le sous-bois où je repars à la recherche des morilles blondes. C’est un fait : l’homme qui cherche des morilles ignore le désespoir (même s’il n’en trouve pas).

Cette longue limace noire et brillante qui s’étire dans le sous-bois, finalement c’est le trou noir du temps qui s’est délié, transformé, une pure sensation éphémère et vive de l’instant printanier nourri de pluie, de morilles et d’humus…

(Parfois quand j’ai de la chance et l’esprit net et propre, des poèmes me viennent, je n’ai qu’à me pencher pour les cueillir ; d’autrefois, ce fut le cas tout au long de ce mois, tout est plus laborieux, je reste silencieux, je cherche, ne trouve pas, ou pas grand-chose ; au retour aujourd’hui, grâce à cette image finale de la limace noire nourrie des morilles que je n’ai pas trouvées, je rentre rasséréné, avec le sentiment non pas d’avoir écrit un poème, ni même le brouillon de ce qui pourrait en devenir un, mais avec celui de l’avoir quand même laborieusement vécu, mon poème d’avril. C’est un soulagement parce que sinon, si vraiment je ne vois plus rien, ne dis plus rien, et bien, tant pis si je l’ai déjà dit, mais cela signifie que je ne vis plus.)

22/04/24

Ce contenu a été publié dans 2024. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.