La rencontre
L’échelle du couvreur
est restée en place
seule la pluie travaille au toit.
Tapis psychédélique
de pétales et de limaces
avec des ronds jaunes
et le grand trait flou
du sentier multicolore.
Dans l’eau trouble de la flaque
les têtards sont à l’abri
des regards mais pas des pattes.
Puis soudain les chiens s’affolent
et survient en un coup d’aile
la rencontre
celle dont on se souvient
celle qu’on raconte.
J’aime que, dans les récits, on ne respecte pas trop l’ordre chronologique, ménageant des retours en arrière ou des anticipations qui bousculent le lecteur. J’aime aussi, c’est assez fréquent chez les romanciers japonais, qu’on n’aborde les moments saillants que de biais, à travers une conséquence mineure qui les laisse deviner plutôt qu’en insistant à gros traits sur le moment trop attendu et trop spectaculaire.
Quand a eu lieu cette rencontre, j’ai presque aussitôt compris qu’elle laisserait une trace écrite mais aucune image, si ce n’est celle (en fait assez secondaire mais qui, placée avant le texte ainsi que j’ai pris l’habitude de le faire dans ces pages, orientera le lecteur sur une fausse piste) d’un chat mort, reconnaissable seulement à la queue, avec le ventre ouvert. Mais voici ce qui s’est passé.
Je marchais aussi tranquillement qu’il est possible de le faire quand on est attaché à deux chiens de traîneau avides d’exercice, tout autour du Grand Creux en fin d’après-midi. Comme toujours dans ces parages, les chiens manifestaient beaucoup d’agitation, à cause des chevreuils me suis-je dit. Soudain Rimski a foncé si brusquement que j’ai été emporté et j’ai vu, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et beaucoup moins qu’il n’en aurait fallu pour sortir l’appareil photo dont l’extrême lenteur de réaction aurait de toute façon rendu l’usage absurde, j’ai vu l’aigle royal s’arracher pesamment au sol à quelques mètres de nous, déployer ses ailes immenses sous le nez du chien qui a bondi en l’air pour le retenir, fort heureusement en vain – puis le rapace m’est passé sous le nez et j’ai fixé aussitôt dans ma mémoire l’éclat de son œil, la forme de son bec acéré, ses longues rémiges et la barre blanche sur sa queue.
Jamais je n’ai vu d’aigle royal d’aussi près, de haut en bas alors que je marchais, ni surtout d’une façon aussi inattendue. Aussitôt après, une troupe de corneilles a attaqué le malchanceux, ainsi dérangé dans son repas par un bipède et deux quadrupèdes puis harcelé dans les airs par les corvidés. Son repas, je l’ai trouvé peu après : ce chat noir qui rôdait autour du jardin d’Élodie, qui venait d’être tué et que l’aigle avait commencé à manger. Quand on sait le nombre d’oiseaux victimes des chats, on peut se dire qu’après tout, ce n’est que justice si quelquefois les choses sont inversées…
04/05/24