Une lime
Pour échapper à l’asphyxie des champs je monte jusqu’au Cucheron avec les chiens et je repars, cheveux au vent, sur le chemin ensoleillé.
Ciel bleu profond, pierres claires, clameurs d’oiseaux – en l’occurrence d’un rouge-gorge. J’ai pris la piste forestière, qui est large et plane, au lieu du sentier des crêtes, car je n’aspire à rien d’autre qu’à une promenade paisible et printanière encore.
Les hêtres ici gardent un feuillage clairsemé qu’on dirait colorié de ce vert vif qui m’émerveillait tant lorsque j’étais enfant, et m’émerveille encore. Un âne braie au loin éperdument. Les grands épicéas balancent légèrement. Les fougères n’ont pas fini de dérouler leurs tentacules, mais les pissenlits ont fané. Quelque chose s’achève, quelque chose commence, comme toujours, fin de printemps nouvel été, comme ce nouveau livre écrit et réécrit pendant presque trente ans de ma « mémoire indienne ».
Hier j’ai achevé une nouvelle version du livre, désormais titré « J’écoute résonner les grillons dans ma mémoire indienne » (Thiéfaine), et qu’il me faut relire et peaufiner avant que de pouvoir l’estimer présentable. J’ai abandonné le filtre de la troisième personne mais conservé un certain nombre d’éléments romanesques qui renforcent la cohérence de l’ensemble et me font plaisir, parce que la réalité est parfois tellement décevante que le recours à la fiction s’impose. Ainsi se mêlent dans ce texte le rêve et la réalité, de vrais noms et des noms inventés, des scènes vécues et d’autres imaginées. La question de départ était et reste de savoir dans quelle mesure la nature et les livres peuvent enrichir notre rapport au monde, de quelle façon l’une et les autres se répondent, s’accordent pour façonner un « monde nouveau » qui soit monde dense, intense, et partageable – car enfin, me dis-je face à cette perspective offerte par les deux chiens blancs qui foncent, queues en panache, vers une trouée verte où sans doute un chevreuil est passé, il est triste de garder ces images pour soi-même et je voudrais, dans ces moments où la beauté m’apparaît clairement, pouvoir la chanter sur tous les tons à l’instar du rouge-gorge. (Ce qui est vraiment beau, à cet instant, ce sont les grands nuages qui s’élèvent sur les crêtes au-dessus des sapins et dont le blanc renforce le contraste des bleus profonds, des nuances de verts ; et puis, il y a bien sûr au bout de la longe jaune mes deux nuages chiens qui m’entraînent et m’arrachent à la paresse, à la tristesse, à mes déceptions trop humaines.)
Bien sûr que la parole ne résout pas tout, et de retour bien vite dans ma prison mentale à nouveau je ressasse et tourne en rond ; mais ce n’est pas pareil d’être en prison, selon qu’on possède ou non une lime.
10/05/24