Si la mort ressemble à cela…
Le tonnerre gronde au loin, les étourneaux lancent leurs cris éraillés dans l’air gris et quatre ou cinq hirondelles frôlent les orties du chemin puis disparaissent dans la combe.
Enfin, il va se passer quelque chose. Ce n’est pas tant l’arrivée imminente de l’averse qui remet de l’aigu dans l’attention bien émoussée de ces derniers jours au lieu de la mollesse, des paroles en place du silence ; ce n’est pas seulement parce que le bleu gris des masses nuageuses accumulées au-dessus de la Chartreuse fait ressortir les verts profonds de ce début d’été trempé, embellissant le paysage d’une façon tout de même sidérante : le temps tout au long de ce mois de mai a été si pluvieux qu’on peut difficilement considérer une averse comme un événement remarquable. Ce n’est pas non plus la joie tonitruante des chiens quand on repart ainsi en promenade : joyeux, ils le sont avec la même constance qu’ils mettent à traquer les odeurs animales au long du sentier.
L’événement, les vraies raisons de cette joie passagère ressentie à nouveau après une longue relâche, c’est d’être à nouveau capable de percevoir cette beauté toujours présente, de ressentir cette curiosité dont la mise en berne comme par enchantement est levée et me fait m’exclamer : il va se passer quelque chose !
Quoi donc ? Peu importe, c’est l’exaltation qui nait de cette attente qui compte. Oh, bien sûr, le sentiment de liberté provisoire qui accompagne sans surprise la fin du travail le vendredi après-midi y est pour quelque chose, mais plus profondément je crois que ce que je viens de ressentir, ce qu’apporte l’orage imminent qui à mesure que je parle plonge la forêt dans la pénombre, est une plus vaste et plus sombre délivrance. L’éclair qui vient de zébrer le ciel verticalement du côté du Vercors m’en fait plus clairement prendre conscience. Si cette période de l’arrivée de l’été reste chaque année si dure à passer, c’est qu’elle est frappée par le souvenir de l’attente de la mort de ma mère le 14 juillet 2014, il y a dix ans. Je la revis malgré moi, dans cette météo troublée de mai. L’éclair qui est tombé au loin, je l’ai photographié la veille de sa mort au même endroit, et je comprends dès lors que l’énergie, la vigilance qui m’animent à nouveau sont liées à ce grand sursaut vital par lequel on répond aux catastrophes, dans le meilleur des cas : c’est le coup de talon au fond de la piscine, le désir de dire qui nargue le silence, l’envie de vivre enfin.
La pluie froide et serrée crépite à présent sur le sentier, et l’on se hâte mais sans courber l’échine. On est trempé, c’est excellent, on se sent bien vivant, lame fumante dans l’eau froide. Il fait un temps à voir la salamandre, si elle survient maintenant je suis prêt à la recevoir, cette vision qui serait aussitôt signe de fin et de recommencement.
À défaut, les boutons-d’or luisent sous la pluie dans un coin de clairière. Lueur surnaturelle. Grondement effarant. Grondement effarant de l’orage, du torrent. Course haletante des chiens et de l’humain dans la boue vers le cercle de lumière opaque au bout du tunnel que forment les arbres pliés au-dessus du chemin. Léger vertige, abeilles bourdonnant dans la tête, vision de fleurs dispersées et de couleurs qui éclatent. Si la mort ressemble peu ou prou à cela, ce n’est pas un problème.
24/05/24