L’infini, l’éternité et l’impatience
Lorsque j’étais enfant les grandes marguerites me plaisaient beaucoup, à cause du contraste entre le blanc et le jaune et de leur haute taille. Aujourd’hui, après tout un mois de pluie, herbes et fleurs ont tant poussé que je retombe en enfance, intimidé par la taille des scabieuses, des ombelles, des boutons-d’or, même les silènes semblent surhumains.
Le concert des clarines dans l’air si bien lavé par les averses, peut-être les vaches le trouvent-elles assommant mais il m’est difficile de ne pas l’associer pareillement à la détente profonde des étés de l’enfance, tout comme le chant monotone des tourterelles immanquablement me ramène aux heures calmes passées auprès de mon grand-père sur la terrasse de la petite maison de Montluçon…
On aurait tort de voir dans ces associations une régression familiale infantile ; chaque fois, ce qui est en jeu est un certain rapport au temps et à l’espace. Enfant on est moins pris par sa fonction, même d’écolier, plus poreux aux sensations, plus facilement disponible à l’instant, et puis surtout plus près du sol. Quand je restais assis dans le grand champ parmi les marguerites au début de l’été, le temps semblait si élastique qu’il était probablement ce qui se rapproche le plus de l’éternité, tant et si bien que longtemps j’ai été persuadé que cet été des grandes vacances durait six mois, et six mois seulement le temps de l’école (j’ai encore en mémoire le jour où mes parents m’avaient décillé) ; quant à l’espace, lorsque je restais ainsi sur la terrasse face au ciel à écouter la mélopée des tourterelles turques ou les cris stridents des martinets, il me semble qu’il se rapprochait au plus près de ce que peut confusément désigner pour nos esprits finis le terme d’ « infini ».
Les vacances d’enfants ? L’infini et l’éternité, rien de moins !
Depuis j’en guette les traces, j’en guette les signes, je les épie, je les attends. Quand je n’en perçois plus rien, je m’étiole, je me replie, je maugrée dans mon coin. Quand le travail, quand la fonction prennent le dessus sur la vie, c’est ce fil tendu vers l’impossible et l’impensable qui se brise et me brise.
Il y a pourtant chaque fois, toujours, apanage cette fois de l’âge adulte, cette joie extrême des retrouvailles quand se retend le fil. Ainsi en ce jour d’accalmie où le soleil fait fumer le sentier, réveillant des odeurs de résine qui seront celles de juin.
Je marche à grands pas vers juin. Dans trois semaines je n’irai plus au travail, je resterai à la maison et même s’il me faudra alors consacrer une partie de mon temps aux corrections du bac, ce sera une vie nouvelle qui recommencera, une vigilance nouvelle. Rarement j’aurais attendu juin avec tant d’impatience…
28/05/24