Le dernier seuil
J’aime en forêt sentir que je franchis un seuil, parce que deux arbres morts ont formé un portique avant lequel il a fallu franchir une sorte de herse formée par les branches verticales d’un autre tronc barrant horizontalement le chemin. Cela suffit parfois pour changer l’humeur du moment, pour pousser un peu l’attention au dehors et l’oubli de soi. De fait, l’instant d’après, dans une montée un peu raide qui mène à ce sommet des crêtes où la vue dégagée sur la Maurienne ranime les rêveries montagnardes, la vision de petits bosquets de jeunes hêtres gris clair, tout lisses dans le cercle d’un rayon de soleil à merveille ajusté me ravit à moi-même, à l’instant, me donne envie de leur dire à tous deux, aux bosquets et au soleil : « bien joué ! », alors que tout à l’heure je ne les aurais même pas remarqués.
Il est bon d’avancer sur ce chemin de crêtes ainsi que je le fais, en slalomant, en bondissant, parfois presque en dansant, emporté par le trot des chiens à qui tout autant l’escapade procure une vigueur neuve. Il faut dire aussi que la brise qui souffle ici, sur ce sentier tapissé d’aiguilles d’où l’on peut embrasser en un même regard les deux versants, est exquise – en bas, on étouffait. Exquis aussi ce vert tendre des jeunes feuilles de hêtres éclairées dans la pénombre par le soleil diffus, et le vert vif des mousses, et les arabesques des jeunes fougères.
À la gouille habituelle, dans ce creux doux des crêtes, les chiens trempent leurs pattes et se désaltèrent pendant que leur humain s’abreuve de tous ces verts, verre après verre, fait provision de printemps pour l’été qui occupe déjà toute la vallée en contrebas et s’apprête à prendre ses quartiers dans la montagne.
Puis on avance sur un parterre d’écorces au pied d’une falaise, qui dès lors semble faite de bois pétrifié. Le vent mugit dans les sapins. Monter, descendre, monter, descendre, c’est cela le chemin des crêtes : un manège. Encore un tour de manège forestier, encore un tour en mai !…
Le col du Petit Cucheron, terminus de cette partie de l’escapade, survient bien trop tôt, comme à l’improviste alors qu’on connaît le sentier par cœur : on n’a pas vu le temps passer.
Au retour je prends comme chaque fois la piste forestière qui est moins accidentée, naturellement plus large avec plus de lumière, et offre une vue plongeante sur le ravin où passent les cerfs, les chevreuils, les sangliers et les renards. Sur le bas-côté Rimski et Nouchka débusquent un faon qui se laisse renifler sans bouger, probablement terrifié mais respectant scrupuleusement l’enseignement de sa race. Le faon finalement redresse la tête, puis s’enfuit sans demander son reste après que j’ai ramené à moi les chiens, si bien abusé par le calme feint de la bête qu’ils ne semblent pas avoir vraiment compris ce qui vient de leur arriver…
29/05/24