Vigie, juin-juillet 2024

 

Le temps des travaux

 

 

Le temps s’est arrêté. Je n’écris pas, je ne lis pas, je me détourne des informations. Après l’immense soulagement mêlé même de joie que fut finalement le soir du 7 juillet, je me suis renfermé dans ma bulle. Même les chiens, je ne les ai plus promenés, déléguant ce plaisir aux enfants.

Ce temps bizarre est celui des travaux, les premiers d’envergure que je fais dans la maison depuis plusieurs années. Dès le matin et jusque tard dans la nuit, je scie, visse, cloue, découpe, pour isoler de l’intérieur et réaménager l’ancienne chambre de Léo. C’est une tâche difficile, car l’encadrement des fenêtres pose un certain nombre de soucis techniques qui mettent ma patience et surtout ma sagacité à rude épreuve. Cela demande beaucoup d’observation, de précision, de capacité à raisonner et à se projeter ans l’espace, toutes choses dont je suis globalement dépourvu. Je constate toutefois que j’ai fait des progrès : je suis plus serein face aux coups de marteau dans les doigts, à la lame de la scie sauteuse qui entame l’ongle, au désespoir de devoir défaire en partie ce qui a été fait parce que l’armature en bois a bougé ou que je me suis trompé. J’accepte mieux qu’avant de devoir recommencer, et finis même par trouver dans cette activité que je déteste une forme de contentement, quand je constate qu’on peut ouvrir la fenêtre, que les lattes s’emboîtent, que les lignes sont dans l’ensemble moins biscornues que dans la maison du docteur Caligari même si notre vieille maison ignore les angles droits, qu’il n’y a en tout cas plus de pont thermique, que le lambris thermo-brossé prend bien la lumière et que tout cela sera sans doute fonctionnel et beau.

Il est minuit et je ruisselle dans la pièce fermée. Plume miaule éperdument pour rester avec moi (je l’avais mis dehors le temps de découper les panneaux en fibres de bois qui font tant de sciure). Comme chaque soir, je nettoie soigneusement le chantier, je m’assois dans un angle de la pièce et songe longtemps à la suite. J’ai presque terminé l’encadrement de la première fenêtre. Le 17, on déposera le grand radiateur en fonte pour lequel je dois confectionner une armature spéciale. J’ai terminé les plans de la future bibliothèque dont les planches en fayard seront livrées le 18. Avec tout cela, c’est tout juste si je songe qu’approche la date fatidique de l’anniversaire des dix ans de la mort de Josette, après lequel on avait noyé nos larmes dans une dalle de béton coulée sous la terrasse de cette pièce devenue l’atelier. « La maison vit, nous sommes en vie, la vie continue », marmonné-je en visualisant tant bien que mal ce que sera, avant la fin du mois, cette nouvelle pièce.

À l’aube, Nouchka et Plume me réveillent en jouant dans le lit et je repars faire une brève promenade dans ce décor d’été qui étonne. La végétation a tant poussé qu’on reconnaît à peine certains endroits de forêts. La passerelle en bois, couverte de mousse, semble abandonnée. La bataille entre les reines des bois et les ronces d’une part, les impatientes de l’Himalaya d’autre part, s’équilibre au détriment de la zone tampon du sentier. Les longues limaces noires glissent au pourtour de mon regard distrait. Fracas du torrent. Pépiements de passereaux. Escargot arrêté en rade sur la bande d’arrêt d’urgence de juillet. Vision sans projection, le projectionniste s’est absenté et même le spectateur n’est plus que sensation, réception, accueil. C’est aussi cela, le temps des travaux – quand ça s’arrête.

 11/07/24

 

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