« Dure à passer »
Comme on pouvait s’y attendre, la nuit du 13 aux 14 est blême et sans sommeil. C’est aussi celle où une tentative d’attentat transforme le vieillard répugnant en héros, renforçant la probabilité pour que l’histoire parte plus vite en vrille dans les prochaines années, avec toutes les conséquences qu’entraîneraient l’abandon de l’Ukraine et de toute velléité de lutte contre le dérèglement climatique aux États-Unis. Je suis le direct du Monde, la tête vide, jusqu’à l’aube.
La journée est ensuite comme chaque année troublée par le vacarme du ball-trap de Prodin, sur les crêtes. J’aborde une étape décisive des travaux : le dernier mur, avec l’énorme radiateur en fonte à déplacer. Déjà l’atmosphère de l’ancienne chambre a totalement changé, la peinture jaune qui n’avait pas bien vieilli laissant place au lambris chaleureux. Le soir venu, je m’assois dans un coin et me projette vers ce futur de plus en plus proche où je travaillerai là face au poirier. Il me tarde d’ouvrir ce nouveau chapitre.
Il y a dix ans, je m’étais dit que je me donnais une décennie pour m’accomplir en tant qu’écrivain, faute de quoi je me suiciderais. Dans mon esprit, cet « accomplissement » signifiait écrire les livres dont je rêvais et leur trouver un éditeur qui les fasse suffisamment connaître pour que je puisse estimer le travail terminé. Sans doute ne suis-je arrivé qu’à mi-pente, même si j’ai progressé, mais je n’ai pas jeté toutes mes forces dans la bataille, il me reste beaucoup à écrire et j’ai couru plusieurs lièvres à la fois. Il m’a fallu me refaire une vie, reconstruire l’harmonie sans laquelle il m’est difficile d’écrire, comme en ce moment je construis la nouvelle chambre d’écriture sur les ruines de l’enfance de Léo. Le fait est que l’idée du suicide ne me hante plus du tout, que j’ai même beaucoup de peine à la comprendre, ayant plutôt tendance à fredonner du matin jusqu’au soir, même en pleurant, « Ah ! que la vie est belle… »
Au matin ensoleillé je repars avec mes chiens sur le chemin habituel, savourant les jeux de lumière et d’ombre du levant dans la forêt au-dessus du nant, photographiant les orthoptères, les araignées ou un accouplement de punaises rouges dans les herbes jaunes. Je reprends l’ancien trajet pour éviter l’inquiétant campement à la tête de sanglier tranchée, sinistre trophée qui annonce la probable colonisation des lieux par quelque horde scoute, comme l’an passé. J’ai eu grand plaisir à prendre le chemin du bas pendant ces derniers mois, j’ai grand plaisir à reprendre celui du haut, avec cette descente glissante juste au-dessus des chutes – chute d’eau rendue terrible par les orages incessants, chute d’humains toujours possible car les chiens sont en forme. Quelqu’un chante, dont on entend à peine la voix couverte par le fracas du torrent. Les impatientes sont en fleurs et me dépassent, penchées sur le sentier rétréci. D’autres voix remontant du passé s’immiscent dans le monologue du torrent. Un gros escargot de Bourgogne se replie dans sa coquille à notre approche. Puis on remonte la côte qui ramène au village, à chaque pas l’air tiédit et l’on n’entend bientôt plus la clameur du nant ni des fantômes.
14/07/24