« Un monde nouveau » (prologue en juillet)
Pour la première fois je crois depuis la création de mon site Internet (il y a presque dix ans, juste après la mort de ma mère), j’ai momentanément interrompu la mise en ligne de mon journal de la « Vigie du Villard ».
Probablement influencé par la lecture de celui de Charles Juliet (mort en cette fin juillet, ce qui est une coïncidence troublante puisqu’il fut par ailleurs le dernier écrivain lu par ma mère, dont j’ai découvert après sa mort qu’elle avait recopié des passages de Lambeaux dans le cahier où elle ne consignait en principe que les détails de l’évolution de sa maladie), j’ai commencé à tenir un journal vers l’âge de quinze ans, en janvier 1990, et je m’y suis toujours tenu (même si tous les carnets de la période 90-95 ont été brûlés et même si certaines périodes ne livrent aucune donnée personnelle mais seulement des listes de noms d’oiseaux observés). Il n’y a que dans quelques rares moments de difficultés existentielles assez intenses pour me faire taire que j’ai cessé de pratiquer cette écriture sans grande prétention littéraire mais qui me reste nécessaire, avec chaque fois l’impression que c’était ma vie qui s’arrêtait.
Cette fois, ce sont – plus que la menace, écartée finalement pour cette fois mais qui avait bien de quoi me rendre aphone, de la mise en place d’un régime néo-fasciste en France, plus que les rebondissements de la politique américaine, les horreurs de Gaza ou la guerre en Ukraine – ce sont des travaux effectués par mes soins dans la maison qui ont momentanément interrompu le fil de mes bavardages, et font que je mets simultanément au net les notes de juin et juillet 2024.
Comme l’arrivée d’un nouvel habitant (le chaton Plume), comme l’obtention d’un nouveau travail qui assure l’autonomie tout en remodelant radicalement l’emploi du temps (Élodie abandonne son activité agricole au profit d’un poste de secrétaire de mairie), comme les départs et les retours des enfants devenus grands (Léo est là, qui attend paisiblement la rentrée au lycée agricole de Neuvic en Haute-Corrèze en aidant son père ou en jouant à la cave), comme l’observation fascinée de cette « loi nouvelle des éléments » qui « fout la frousse et les poils en même temps » (pendant que la majeure partie du monde flambe l’été français semble pour l’instant une mousson indienne…) ou comme ces concerts qui depuis mon enfance dessinent sur le calendrier la ligne de crête d’une autre vie plus intense (en l’occurrence, ces derniers temps, Zaho de Sagazan à Chambéry, Clara Ysé et Arthur Teboul à Lyon, puis l’extraordinaire quatuor Diotima jouant Lachenmann dans une petite église de la Meije), ces longues semaines de travaux dans la maison chamboulent tous les repères spatiaux-temporels et marquent in fine spectaculairement l’entrée dans une autre période de la vie, autant dire dans un monde nouveau…
Tout est nouveau autour de moi. Comme dans un rêve je ne sais plus où j’habite, mais je reconnais certains détails qui semblent resurgir d’une mémoire percutée.
À ma gauche côté sud, la fenêtre enchâssée dans des boiseries de chalet et théâtralement ornée de part et d’autre par des rideaux « montagne » rouge et blanc eux-mêmes décorés de frises représentant des ours et des élans, s’ouvre sur trois plans de végétation exubérante : la chevelure ébouriffée du prunier au premier plan, les bouleaux et un fragment de prunus au second plan et, tout au fond, la cathédrale du grand tilleul et des châtaigniers, toutes ces nuances de verts m’évoquant inévitablement le chalet pyrénéen qu’autrefois j’occupais en Guyane, à Rémire-Montjoly.
Devant moi les trois pans de la grande fenêtre qui occupe presque tout le mur de l’ouest composent un fascinant triptyque. Au premier plan en close-up colossal, le poirier sur lequel pendent les lampions vert clair des premiers fruits (quand ce ne sont pas les innombrables passereaux dont le ballet permanent ne cessera plus de me distraire ou de m’’inspirer), est la vedette de ma vue. Au second plan on voit les toits du hangar et du chalet des voisins, un fragment du gîte communal sur lequel est restée la cloche de l’école qu’il fut longtemps, puis plus loin quelques mètres de la route D 207 qui fut ma compagne d’écriture. Au troisième plan, la crête du pic de l’Huile étonne par sa douceur collinéenne, rare en ce pays de montagne. À l’arrière-plan, par-delà le dos rond de Bramefarine, le regard porte loin le long du haut rempart de la Chartreuse, jusqu’à la dent de Crolle (si je me penche et que le temps est clair je devine le Vercors).
D’ici on peut surveiller l’arrivée des nuages bloqués d’abord par la Chartreuse ; d’ici je vais pouvoir enfin mériter ce titre de « vigie » que je me suis octroyé par goût de la chose autant que de l’allitération. C’est face à cette vue-là que j’ai inauguré ma rubrique de la Vigie du Villard en février 2007, et je pensais d’abord que je n’écrirai plus que face à elle, avec elle – mais la grande chambre a été finalement celle de Léo, et c’est au grenier qu’après deux mois de travaux je me suis installé pour écrire L’éloignement – et puis, après une autre période de travaux en 2017, à la cave.
Léo était parti, je passais chaque jour devant cette pièce centrale dont le vide m’était insupportable. M’y installer sans la refaire entièrement n’était pas envisageable, d’une part parce qu’un pont thermique à l’angle de la maison faisait moisir le mur (il fallait donc isoler la pièce, projet techniquement délicat sans cesse repoussé) et d’autre part parce que le fantôme de Léo l’habitait encore. Je me suis lancé en juin dans ces travaux dont je n’avais pas anticipé l’ampleur, les difficultés ni véritablement le coût. Je m’étais mis en tête non seulement d’isoler phoniquement la cloison qui me sépare de la chambre de Clément (placo phonique, isolant mince, lambris thermo-brossé sombre très épais) et les murs côtés sud et ouest (laine de bois de 15 centimètres, mousse expansive partout où la place manquait, lambris fin en sapin clair dont l’huile dure que j’utilise en finition ne modifie pas la teinte), mais aussi de fabriquer une bibliothèque qui prendrait la totalité de la cloison côté nord en faisant un pont au-dessus du lit, ainsi intégré à l’ensemble, avec des spots encastrés m’assurant un éclairage parfait pour la lecture.
Chaque étape a réservé ses mauvaises surprises, nécessitant toutes sortes d’ajustements et, de ma part, une intelligence pratique, une habileté manuelle et une patience qui, globalement, me font défaut. L’étape ultime – percer la lourde planche en hêtre pour installer les spots – a été atteinte avant-hier ; puis j’ai constaté avec désespoir que les équerres métalliques risquaient de ne pas supporter le poids considérable des livres : je risquais d’être écrasé, en l’occurrence, par les œuvres complètes de Kenneth White judicieusement placées au-dessus du lit, ce qui aurait été une mort lourde de sens mais ne faisait pas du tout mon affaire. Il a fallu encore trouver des parades, prolonger ces travaux.
Il a fallu aussi se replonger dans le passé de la maison et de ses habitants en affrontant la confrontation toujours imprévisible et parfois si terrible avec les photographies oubliées retrouvées sous un meuble, les jouets renvoyant de façon si poignante à des moments heureux, si bien qu’on se retrouve en pleurs assis dans la sciure et incapable de continuer. Il a fallu remodeler l’ensemble de la bibliothèque du grenier, désormais dispersée entre la chambre nouvelle et la mezzanine attenante. Il a fallu accepter de défaire pour reconstruire, sans être certain au bout du compte de ne pas avoir furieusement envie de revenir en arrière et de réinvestir cette cave, ce grenier, où j’avais tous mes repères. Les deux premières nuits, marquées par des rêves d’écrasement ou de rentrée au lycée agricole de Neuvic, ont été terribles.
Maintenant, tout est en place. Plume dort sur le lit d’un sommeil de chaton bienheureux. Les chiens, eux aussi, ont retrouvé le chemin de ma chambre (j’ai installé une grande chatière dans la porte repeinte pour leur en assurer l’accès, car comment lire, écrire, vivre sans leur présence ?). Le bureau en pin qui fut celui de Léo puis celui de Clément et qui aujourd’hui me revient après que je l’ai remis à neuf à grand renfort de cire soigneusement lustrée, prend bien sa part de la lumière qui miroite sur les feuilles et les fruits du poirier. Tout est clair et stable à nouveau. J’étire mes doigts douloureux, ma cheville blessée. Plume ronronne. Mes crânes (de dromadaire, pécari, tapir et singe) là-haut sur le dessus de la bibliothèque se marrent, c’est bon signe. Les livres écrits naguère au grenier, à la cave, sont derrière moi, voici maintenant que s’ouvre le monde nouveau des livres du « chalet » (c’est ainsi que Léo a baptisé la pièce).
Mais revenons d’abord un peu en arrière, au temps lointain du mois dernier où tout cela n’était encore qu’un projet…
24/07/24