Le travail peut commencer
Assis à mon bureau entre les livres et l’arbre devant le paysage de ma vallée, j’ai conscience de vivre aujourd’hui dans le rêve de celui que je fus, si bien qu’il m’arrive par instants d’éprouver la sensation troublante de n’être moi-même que la projection de cet autre « moi » qui existe quelque part en amont, en retrait, en ma prime jeunesse peut-être. Depuis ce poste de guet où je me tiens embusqué derrière mes claviers, mes carnets, mes moniteurs, mes computers, je contrôle les nuages, arrêtés par mes soins à l’horizon que barre la ligne pâle de la Chartreuse, je module l’intensité de la lumière et des couleurs que je peux d’une pression du doigt augmenter ou diminuer sur le triple écran de la fenêtre, je fais à volonté aller et venir les songeries, les fantasmes, les attentes, je contrôle, ou je suis moi-même contrôlé par ce grand fatras du grand tout qui me dépasse, qui me fait sa chose, son objet d’expérience et d’étude, comment savoir ?
Je bois du thé en écoutant Bevinda chantant les mots de Pessoa. Je pianote des mots qui s’affichent dans le ciel à ma droite comme en ce temps où il m’arrivait de rêver que j’étais une machine à écrire crachant des phrases insensées qu’il m’était impossible d’interrompre, mais dans une version bien plus paisible, nonchalante même, car cette fois je peux arrêter la machine, et je ne manque pas de le faire pour laisser place au silence, au violoncelle, à la voix de Bevinda, aux mots de Pessoa et à l’image bien réelle de la mésange noire qui se pose parmi les petites poires brillantes du poirier et vit sa vie de mésange en ignorant totalement cet invisible qui la regarde.
Grande paix vagabonde. Les pensées se dissolvent dans le ciel limpide de l’été. Le travail et l’été peuvent commencer.
29/07/24