Vigie, juin-juillet 2024

 

Visible, invisible

 

 

La possession de deux globes oculaires (qui, même s’ils ne rivalisent pas avec ceux de l’aigle royal dont on connait l’incroyable acuité ni avec les douze cônes de ceux de la crevette mante, restent parmi les plus performants du règne animal et bien supérieurs à ceux du chien) ainsi que la vue en hauteur que la bipédie nous confère (même si là encore l’oiseau et la girafe font mieux) parfois m’attristent, quand elles m’éloignent des autres sens et du sol (surtout en période de cueillette des champignons), mais me réjouissent franchement lorsque je constate que les chiens flairent à droite la piste des chevreuils que je vois parfaitement sur notre gauche. Ces deux-là se sont immobilisés dans le grand champ pour tenter de rester dans le domaine de l’invisible, sachant d’instinct qu’ainsi figés ils ressemblent à de grandes brindilles brunes, nombre de leurs prédateurs n’ayant imprimé dans leur tête que l’image de leur fuite qui seule déclencherait la poursuite. Je les regarde, narquois, et me moquant un peu comme on le fait de l’enfant qui, au jeu de cache-cache, a mis son visage dans ses mains ou s’est juste accroupi sous la table ; puis je constate, un peu gêné, que plus haut un quidam s’est arrêté qui lui aussi me regarde, se réjouissant peut-être de ce que sa position lui permet de voir sans être vu, ou presque.

Visible, invisible, immobile ou en mouvement, on se retrouve sitôt franchi le seuil de la maison pris dans ce jeu de relations subtilement nouées entre tous ces habitants humains et non-humains qui se croisent pour de vrai ou croisent leurs traces, s’évitent ou se rejoignent, se considèrent, se jaugent, se classent selon les catégories vitales du connu et de l’inconnu, de ce qui est dangereux ou intéressant et de ce qui ne l’est pas.

Invisible, visible – cette dame qui m’est inconnue et pour laquelle je suis aussi, je suppose, un inconnu, parce qu’elle doit être en villégiature pour quelque temps seulement au village, n’a d’abord vu que Rimski et Nouchka qui trottinait à dix mètres devant au bout de leur longe, avant de découvrir l’humain qui les accompagne et de le saluer avec un sourire qu’on n’offre guère qu’aux enfants et aux bêtes.

Puis voici qu’au pont je découvre avec stupeur le résultat du travail de ces braves gens que je ne verrai pas et ne pourrai donc remercier, mais qui sont venus ce matin tronçonner tout ce qui restait des troncs qui s’étaient abattus ici, ressuscitant cette image du chemin ouvert par-delà le torrent que j’aimais tant et que je ne pensais pas revoir de sitôt.

Sur l’autre rive, à cet instant, un jeune homme blond passe en courant sans me voir, puis disparait vers le soleil.

Je m’engage sur ses pas. Avec ce grand soleil de face dont la très légère brume matinale souligne les faisceaux, j’avance en aveugle, offert aux regards de tous les invisibles qui scrutent ma progression tapis dans les recoins de la toile ou du bois.

Écrire ou marcher ainsi face au soleil, c’est slalomer dans une zone de visibilité contrôlée où l’on ne se rend visible un peu, un moment, que pour mieux disparaître.

 30/07/24

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