« Le monde s’est dédoublé »
2 juin, le chemin ne se distingue en rien de celui qu’on parcourrait en mai. Il serpente pareillement à travers l’air gris et frais, entre les hautes herbes qui semblent défier la montagne sombre barrée de brume. Dans l’allée des Landaz, une Amazone casquée armée d’une grosse débroussailleuse tente de repousser l’invasion végétale. Je salue en passant le pic-vert juché sur un poteau près de la maison aux volets bleus d’où la chatte Vanille le regarde et nous regarde. Un geai traverse. Je retourne à couvert dans le grand bois en suivant le nant au courant rapide.
Soudain, quelque part au-dessus du barrage, l’odeur des ronces mouillées me fait choir dans un de ces trous de mémoire au fond desquels on n’est qu’oubli du présent, présence du passé, souvenirs… J’ai douze ans, c’est un âge qui me dure, et je ramasse des mûres avec mes parents dans la campagne du Carrel. Je peux voir cette scène de très près, en point de vue externe, comme un spectre infiltré. Ma mère a mis ses gros gants verts qui la protègent mal des ronces qui l’égratignent. Elle porte à sa bouche sa paume blessée, avec les dents retire les épines. Mon père a les cheveux plus noirs que ne le sont les miens aujourd’hui… Je regarde comme au fond d’un puits ces images mouvantes, mais l’impossibilité dans laquelle je me trouve de participer à la scène, d’y revenir pour de bon, de rentrer surtout après la cueillette dans ma chambre sous les combles de la maison où m’attendent à jamais ma chatte endormie sur le lit, les carreaux de moquette bleue, la vue sur la vallée jusqu’au lac d’Aiguebelette et ma mère bien vivante qui va remettre un disque, ouvre dans mon ventre un vide aussi vaste que ce monde perdu des souvenirs d’enfance.
Toutes les images, toutes les perceptions dès lors se trouvent dédoublées par leurs reflets mémoriels. Cet escargot, ce gros Bourgogne brun clair, je l’ai rencontré au Carrel il y a quarante ans, je jure que c’est le même. Ce chant très doux de la tourterelle des bois accompagnait déjà mes escapades autour de la maison pour cueillir les girolles. Ce paysage dédoublé me déboussole, m’absorbe, me fait presque perdre pied jusqu’à ce que les chiens me ramènent à la réalité présente.
02/06/24