Sombre dimanche
Qu’un sombre dimanche succède à un samedi lumineux est dans l’ordre des choses et obéit en un sens à une conception très classique ou très hollywoodienne du scénario.
Ce samedi, en effet, avait été quasiment idyllique. Dans la voiture conduite par Fabrizio, en route pour Hermillon où l’on devait donner notre lecture « entre deux gares » précédée d’un atelier d’écriture inédit, je m’étais réjoui de pouvoir faire plus ample connaissance avec Laure, ancienne danseuse devenue professeur de yoga et lectrice de longue date de Kenneth White, dont elle m’avait parlé d’emblée sans savoir à quel point il avait compté pour moi. On avait parlé de peinture et de musique, de représentation et de présentation, de la vie et de l’art au service de la vie, pris par le mouvement autant que par cette atmosphère de connivence familiale (le petit Mathis à l’avant explorait avec une curiosité insatiable les commandes du tableau de bord). J’avais pu savourer pleinement ce cadeau assez rare d’une amitié nouvelle, ouvrante, stimulante, que je devinais sans peine riche d’escapades à venir. L’accueil à Hermillon avait été ensuite conforme à ce que j’attendais : chaleureux, touchant d’humanité, du velours, l’atelier un moment de partage, les dix-huit participants faisant résonner leurs propres mots à partir de mon livre ainsi enrichi d’une polyphonie nouvelle. Je n’avais pas tremblé pendant la lecture, à l’aise parmi ces gens, entre les notes de la contrebasse, sous la surveillance débonnaire des falaises et des figuiers. J’étais reparti euphorique, comblé de cadeaux, délesté d’une bonne partie des livres que j’avais apportés, ne voyant plus devant moi que la perspective heureuse des prochaines escapades, le séjour à Paris fin juin à l’invite de la Chambre d’échos, le retour de Léo et puis, après les copies du Bac, les semaines d’écriture pour terminer enfin le livre de ma « mémoire indienne ». Naturellement, je savais que le lendemain serait moins heureux, mais à ce point ?
Je suis parti voter ce dimanche matin avec Élodie et les chiens. Le soir venu, un orage d’une grande violence a accompagné l’annonce des résultats, conforme aux prévisions les plus pessimistes, puis le tonnerre de la dissolution. Ainsi, nous y voici. Dans vingt jours, il est possible qu’un gouvernement d’extrême-droite prenne le pouvoir : je deviendrais alors fonctionnaire d’un État dirigé par le rassemblement national. Déjà dans mes cauchemars on m’intime l’ordre de chanter au garde-à-vous dans la cour du collège « Bardella nous voilà », mais moi je suis aphone… J’entends de bonnes âmes prétendre que ça ne changera rien, comme si on ne savait pas vers quel gouffre nous entraîne ces discours de haine et l’enfer que vont vivre, que vivent déjà, tous les « mauvais Français »…
Quarante pour cent des votants de ma commune ont donné leur voix au rassemblement national, je ne veux plus voir personne. Mon chaton Plume crache dans le vide et montre les dents pour tenir le danger à distance. La pluie qui ne parvient pas à laver le sable saharien et la crasse tombe sans relâche sur la vallée. Je pense à mon pauvre Léo, embarqué dans ses études écolos dans un pays en plein déni collectif puisque « la France a déjà fait sa transition énergétique grâce au nucléaire », c’est Bardella qui a osé dire ça. Je pense à l’avenir, à nos valeurs bafouées, à nos banlieues en feu, et aux boucs émissaires. Je pense au faible pouvoir d’une plume face à la haine ordinaire.
Pendant ce temps le torrent fou déborde, les impatientes de l’Himalaya envahissent de plus belle le sentier. Les reines des bois toutes perlées d’ivoire luisent dans la pénombre, beautés fragiles mais persistante en lesquelles je me force à voir une lueur d’espoir.
10/06/24