Vigie, septembre 2024

 

Le bonheur en automne

 

 

C’est le plus beau jour de septembre, point d’orgue lumineux de ce mois de brume et de pluie. Les chiens et moi sautons dans la Twingo blanche ornée de stickers à leur effigie. Il est assez évident qu’on partage la même impatience… On rejoint sans effort les crêtes du Cucheron.

Il règne dans le sous-bois où nous marchons depuis un moment sans aboyer ni parler une atmosphère de recueillement paisible. Nos pas sur le tapis profond ne font aucun bruit, et les oiseaux n’échangent que de rares trilles, comme à voix basse dirait-on. C’est en vain que je cherche à attraper avec l’appareil photo l’éclat vert de la lumière d’automne sur les feuilles des hêtres : il faut y être pour le voir, pour y croire.

Les ramifications coralliennes des calocères orange vif savent bien l’attraper, la lumière, et l’on dirait qu’ils s’en nourrissent comme de vrais coraux, tant ils flamboient dans la pénombre comme au fond d’une fosse marine. Des dizaines de petits scarabées noirs et luisants parcourent aussi la mousse, que l’on évite avec grand soin.

Les roitelets, qu’on entend pépier avec leur habituelle discrétion dans les hauteurs de la hêtraie, se montrent peu réceptifs à mes tentatives de pishing, contrairement aux mésanges noires, toujours aussi curieuses. Je sais qu’il ne faut pas abuser de cette pratique qu’affectionnent les ornithologues, et qui consiste à appeler les passereaux en répétant des sortes de sifflements pour les inciter à se montrer. Cela occasionne forcément du dérangement, interrompant des activités de nourrissage essentielles. J’aime cependant constater que certaines espèces font montre de curiosité, car il me semble assez clair que les quelques mésanges noires ou nonettes qui sont descendues regarder de près l’animal qui tentait de leur parler ne venaient pas défendre un territoire censé leur appartenir comme peut le faire l’un de mes voisins si je m’approche de ses terres, mais simplement prendre connaissance du nouveau venu comme on jette un œil pacifique à la fenêtre – après quoi elles remontent aussitôt dans les branches faire ce qu’elles ont à faire.

Plus loin dans une trouée, le sol est littéralement couvert de petits champignons couleur crème en forme d’ombrelles. Il y en a à perte de vue et c’est un peu le printemps de l’automne. On trouve aussi des vesses un peu partout, dont deux très étranges qui ressemblent vraiment à deux petits hérissons roulés en boules (on les nomme en effet vesses-de-loup-hérisson, ainsi que je le vérifie au retour), de superbes de lactaires orangés, des amanites tue-mouches, de nombreux pieds de mouton, des pieds bleus, des bolets jaunes… Ah, tout de même, cette éponge marron clair des clavaires qui contraste si divinement avec la mousse verte, il ne fallait pas la rater, mais s’agenouiller un instant devant elle !

Voici cependant qu’on arrive au sommet de la crête, au point de vue d’où l’on aperçoit entre les cimes jaunissantes des arbres le rempart de la Maurienne tout saupoudré de neige. On salue  rituellement la montagne, l’avancée de l’hiver, puis on replonge dans la forêt obscure.

Dans cette forêt obscure, ce n’est pas du délassement ni du bien-être que je ressens, c’est du bonheur. Je ressens l’incroyable variété de formes et de nuances des mousses et le galbe parfait de la vesse de loup au pied des fougères comme des bienfaits. Tout cela me relie à mon enfance intemporelle, à l’enfant en moi, l’enfance en soi – celle d’un monde toujours neuf.

On continue. Les chiens se pressent vers la gouille autour de laquelle poussent les bouquets des gentianes asclépiades. Une fourmilière géante forme une sentinelle sombre, puis le signal d’alarme des amanites tue-mouches se déclenche à l’instant où les chiens aboient furieusement après un chevreuil ou un cerf…

On arrive trop tôt au col du Petit Cucheron, d’où l’on repart avec le soleil de face sur le chemin criblé de flaques. Contrairement à moi, les chiens ne voient pas là un chemin de retour, ni une façon d’accueillir octobre qui arrive : ils trottinent, museaux au vent, avides de ce présent qui sent fort le chevreuil…

29/09/24

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