Comme dans une gravure de Jérôme Bouchard
La marche dans la pénombre de six heures prolonge les rêves de la nuit, rêves de chevreuils pour les chiens (deux ombres blanches en quête d’ombres brunes), rêves d’ailleurs pour l’humain (qui se croyait parti sur un bateau avec des musiciens et qui dérive à présent dans l’air humide avec la tête pleine d’ombres).
Les chauves-souris ne chassent plus dans la lumière des réverbères, sans doute sont-elles allées se coucher. La lampe éclaire à peine les girolles dorées que je ne ramasse pas mais que je repère pour après. Rares sont encore les maisons allumées. Une plainte de renard se mêle au cri du coq, puis on aperçoit le goupil qui traverse ventre à terre le pré éclairé par la lueur diffuse des nuages, sous le regard curieux des chevaux.
Les chiens n’ont rien vu, tout senti, et m’entraînent dans leur course. Dans la forêt ils semblent deux lampes lorsque j’éteins celle, trop forte et trop crue, de la frontale qui orne ma casquette de chasse. Le tronc mort de l’orée, avec ses moignons de branches nues qui partent en tous sens, ressemble plus que jamais à un totem. La brume entre les troncs fait papillonner une étrange clarté charbonneuse qui s’immisce jusque dans les encres les plus noires de la gravure – car c’est bien dans une gravure pareille à celle de Jérôme Bouchard qui trône dans ma chambre que je me promène à cette heure, en ce monde féerique qui semble une représentation de lui-même, à la fois simplification des surfaces et multiplication à l’infini des traits en fractales que l’on perçoit avec ce mélange de flou et de précision propre au rêve.
Dans l’allée des impatientes à l’odeur plus capiteuse que jamais, notre passage provoque une série discontinue de crépitements, à chaque fois que les ressorts des capsules se détendent et projettent leurs graines. Le passage des sangliers plus loin fait comme un toboggan, un deuxième sentier qui croise perpendiculairement le nôtre et qu’empruntent désormais tous les habitants de la forêt désireux d’aller se désaltérer.
Puis le jour se lève, et toutes les feuilles humides se mettent à briller. Deux troglodytes chantent, distants l’un de l’autre de quelques dizaines de mètres et détachant leurs trilles du vacarme du nant. On traverse à grands pas le pré trempé en suivant la piste des chevreuils, et l’on quitte l’estampe.
10/09/24