La confrérie des égarés
C’est aujourd’hui et pour quelques jours un temps de novembre ancien, froid et très humide. De l’anxiété d’hier ne stagnent que des résidus pareils aux nuages accrochés aux flancs de Belledonne après la longue averse nocturne.
Je m’avise que cela fait aujourd’hui 26 ans que Nathalie et moi sommes mariés, et me reviennent en tête des images de cette journée pluvieuse et fraîche comme celle d’aujourd’hui, en ce restaurant des hauteurs chambériennes d’où nous nous regardions les nuages passer sur la Chartreuse, un chat chartreux dans les bras. Ce sont des souvenirs heureux voilés par peu de regrets, car si les choses ne sont certes plus comme avant, nous avons su réinventer et prolonger notre histoire et continuons à partager non seulement la maison, les chiens, les enfants, les tâches quotidiennes et des chamailleries de vieux couple qui font sourire, je crois, nos compagne et compagnon respectifs, mais aussi une profonde attention envers l’autre et une indéfectible complicité, libérée désormais de ce qu’il peut y avoir de carcan dans la conjugalité. Je suis fier de nous. Je n’hésite même plus à prendre deux billets pour un concert que nous avons envie de voir tous deux, ou à partir faire une promenade même si Élodie et Éric ne sont pas avec nous. Sept années ont passé depuis ce que j’ai pris l’habitude d’appeler « l’éloignement », mais il faudrait plutôt parler de bifurcation ou inventer un autre mot pour désigner ce type de reconfiguration qui reste rare mais qui existe, j’ai lu dans Le Monde un article à ce sujet. Il y aurait là une histoire à raconter. Je le ferais, si je savais raconter des histoires.
Hier c’était au tour d’Élodie d’être rattrapée par l’anxiété qui menace tout le monde mais auxquelles nous autres, autistes, somment vraiment très exposés. Nous avons parlé, verbalisé nos peurs, puis joué une sorte de jeu régressif fait de postures simiesques et de borborygmes qu’un enfant de cinq ans n’oserait plus et qui aurait plongé dans la consternation nos enfants. Ça soulage. On apprend peu à peu à manier nos barques d’autistes, qui me font penser à ces kayaks de compétition chavirant au moindre coup de pagaie qu’un inconscient un jour nous avait confiés en Guyane, sur le Maroni en crue.
J’ai lu, aux éditions Gaïa, la traduction française du Journal d’un jeune naturaliste de Dara McAnulty, autiste irlandais militant de l’environnement qui a quelques points communs avec Greta Thunberg. Ce livre m’a touché, non seulement parce qu’il est étonnamment bien écrit pour un si jeune écrivain (quinze ans au moment de la publication), mais parce qu’il décrit à merveille le fonctionnement qui est le nôtre. Je prends conscience que l’autisme détermine quasiment toute ma façon d’être et de faire, toute ma vie, dans des proportions qui m’effarent un peu. Ma façon de regarder fixement ou de ne pas regarder, de m’égarer dans les détails ou de me perdre dans les brumes sitôt que je suis anxieux ; mon hypersensibilité olfactive, auditive et visuelle ; mes innombrables monomanies, mes excès dans tant de domaines (fort heureusement bien orientés), ma phobie sociale qui perdure, mon incompréhension des codes, mes replis brutaux aussi bien que mes déploiements, mes innombrables contradictions… Je n’aurais pas écrit une ligne si je n’avais été autiste. Celui que j’aurais été, je ne peux même pas l’imaginer. La sensibilité au dehors, aux autres animaux, ces collections de crânes, de nids, d’œufs et autres débris naturels exposés dans ma chambre depuis l’enfance sont également liées à ma nature d’autiste. Si je n’avais pas eu des parents très aimants et à l’écoute, si je n’avais pas vécu dans un cadre qui m’a permis d’élaborer toutes les combines qui permettent de vivre en trouvant les adjuvants nécessaires, je serais devenu fou ou mort. Aujourd’hui, pas un de mes élèves je pense ne me considère comme « normal », mais ces anomalies me permettent de capter leur intérêt, et quelquefois de les aider. J’ai pu retourner en ma faveur la plupart des défaveurs autistiques.
Il y a un prix à payer, parfois lourd, et des séquelles aussi, comme je le disais l’autre jour pathétiquement, dans un moment d’effondrement provisoire consécutif à la mort de Catherine Ribeiro. Parfois l’enfant autiste en moi supplante si bien l’adulte qu’il prend toute la place. Et puis, quand tout se ferme, il me faut le silence et personne, des heures durant, ou j’implose (je peux aussi exploser). « Oh non ! je ne serai jamais stable, j’en serai toujours assez capable six pieds sous terre ! » chantait Annkrist — une atypique, elle aussi, une « égarée », comme elle chantait. Tout de même, cela rassure un peu de savoir qu’on n’est pas tout seul dans cette confrérie-là.
Perdu dans mes pensées, je n’ai pour le coup accordé qu’une attention incomplète au chemin d’aujourd’hui, aux ronces qui m’accrochaient les jambes, aux noisettes surnageant dans les flaques boueuses, aux limaces multicolores, aux impatientes crépitantes, au mugissement du nant, à l’envol de la buse dans le grand champ, et pourtant tout cela reste en moi.
Soudain la pluie recommence sur les feuillages, et l’on presse le pas dans la montée finale. Que la fin puisse être une ascension console de bien des choses — on a aussi de ce genre de soulagements, nous autres « égarés »…
12/09/24