Les invasives (1)
Il a bien du courage, ce coq, de lancer dans l’aube le défi de son cri, et du courage aussi le type aux chiens blancs pour repartir en aveugle sur le sentier trempé qui perd son sens dès lors qu’on manque de nez, manque de mufle et de réel intérêt pour toutes les traces imperceptibles laissées par de fichues bêtes invisibles. Même Rimski cependant, quand je l’ai appelé pour lui mettre son harnais, a couru se recoucher sur le canapé de l’entrée. La nuit a été tellement électrique, traversée de lueurs roses et bleues et de cauchemars sous les paupières… L’absence de transition entre les deux mondes donne la sensation d’être coupé en deux (« le monde s’est dédoublé »).
Et puis peu à peu, pas à pas, le dehors s’impose, avec ses odeurs d’humus, de fermentation, de champignons, de fumée, de bouse et de foin. Dans la pénombre, un veau tête sa mère qui mugit doucement. Les deux jeunes chevreuils détalent à la lisière au-dessus de La Martinette, les chiens les sentent et s’affolent. Au fond du ravin le torrent trace une bande claire redoublée par le ciel blafard au-dessus des arbres. La terrible odeur des impatientes, mélange de fruits passés, de roses pourries et de musc, on la perçoit de plus en plus tôt, bien avant la passerelle. Traverser l’allée des invasives dans la lumière de l’aube a quelque chose d’effrayant : ces géantes dégingandées projettent jusqu’à cinq mètres alentour les graines échappées de leurs capsules et partout ça crépite, c’est vivant, animal autant que végétal, et un peu monstrueux tant ces gangues gonflées accrochées aux silhouettes maigres des plantes évoquent les muscles purulents qu’on voit aux écorchés. Sitôt que leur poids, le vent ou le passage d’un animal les fait se recourber, et sans attendre d’être éventuellement en contact avec le sol, des racines leur poussent en outre aux articulations, préparant le marcottage – car ces diablesses autofécondes usent aussi non seulement de la pollinisation mais aussi du marcottage, cumulant ainsi toutes les stratégies de reproduction.
C’est au deuxième pont, celui dont les rambardes déformées par les chutes d’arbres donnent l’impression de traverser un pays en ruine, que le jour se lève pour de bon. Une fine lueur orangée tremble le long des troncs, et l’on sent cette fois une odeur de vacances. La brise et les nuages dorés redonnent de l’allant, l’envie de vivre et d’aller voir plus haut si l’on y est. Un troglodyte, puis un deuxième, sûrement les mêmes qu’hier, se mettent à chanter. Ça sent fort le pétrichor, au bout du tunnel des noisetiers. Le pré est magnifique. Une vache allongée au loin semble un écureuil géant. Il n’est pas impossible que cette journée, tout compte fait, vaille la peine d’être vécue.
17/09/24