Le temps s’accélère
Fondu enchaîné de nuages gris clair dans le ciel qui s’étire et vire au flou, à l’humide, au vaporeux, ce qui aussitôt rehausse les verts encore vifs des prés et amplifie les chants d’oiseaux qui ont repris, depuis quelque temps. Le héron gris tourne lentement autour de la gouille, maître des horloges et du lieu. Les coulemelles s’épanouissent en larges assiettes fumées, craquelées — ma mémoire sur un plat. On voit aussi dans le pré les taches blanches d’énormes vesses de loup que je me décide à aller voir de près, bifurquant donc à l’improviste en passant au pied du grand châtaignier que je ne vois d’ordinaire que de biais, depuis le chemin, et dont je m’aperçois qu’il est en fait composé d’un enchevêtrement de huit troncs.
Je palpe et photographie les champignons déjà un peu vieux, plus du tout fermes, dont le ventre ouvert laisse voir l’intérieur jaune comme celui d’un œuf. Dans le repli du pré broute un jeune chevreuil qui ne nous a pas senti venir et dont la présence provoque d’abord chez Nouchka une sorte de stupeur, « non mais, c’est pas possible enfin, vous avez vu, je rêve ? », la frénésie habituelle ne se déclenchant que lorsque l’animal s’enfuit. Les aboiements provoquent en écho le cri d’alerte du geai ainsi que celui du coq.
Quelques gouttes commencent à tomber quand on arrive au-dessus de La Martinette où la troupe des hirondelles voltige de tous côtés, en proie à une agitation incroyable. Je me laisse alors aller à suivre la pente, dévalant dans les feuilles, cueillant en passant une poignée de girolles, pour finir dans les ronces près de la passerelle où les impatientes patientent. L’odeur prend à la gorge, les capsules se déclenchent. Elles ont vraiment perdu de leur superbe cette fois, toutes fripées et décaties, feuilles trouées de tâches marron, rongées par les insectes aussi, ce qui leur confère quelque chose d’agressif, comme si le voile de beauté trompeuse dont elles se paraient et qui occultait aux regards distraits leur nature invasive s’était déchiré, car ce ne sont plus des fleurs qui se penchent sur le sentier mais des grappes de gangues tellement gonflées que le simple frottement qu’elles exercent les unes sur les autres suffit à les faire exploser.
La pluie crépite à présent sur le sentier jonché de feuilles mortes, qu’on dirait toutes tombées de la nuit, et sur les colchiques d’un mauve tremblotant. Au bord du torrent le cycle de vie et de mort s’accélère, rendu bien visible par la chute des feuilles emportées par le courant.
J’accélère, aussi, dans la montée, pour ne pas être en reste.
22/09/24