Pas seuls au monde
Marche paisible à travers le temps gris. Je salue de loin la tâche noire et blanc de mon chat Musique, en vadrouille lui aussi, et qui m’aurait bien suivi s’il n’y avait les chiens. Les chiens, eux, lapent délicatement les bouses fraîches des vaches qui ont déserté depuis peu le grand pré d’en haut pour regagner celui du bas (on entend leurs clarines).
Je m’assois rituellement sur le bois lisse du pommier mort face à la montagne couverte de forêts jusqu’aux crêtes. On voit nettement la ligne de démarcation entre la forêt mixte et celui de la pessière parsemée ici ou là de quelques sapins et de rares mélèzes qui, sur l’une des arêtes des pentes du Grand Chat, semblent des rochers clairs. On voit ici ou là quelques épicéas mourants. Comme elle va changer, cette forêt familière, dans les prochaines décennies ! Dans un accès d’optimisme je me dis encore qu’elle sera plus belle, plus feuillue, plus variée forcément, si elle survit. Je caresse mes chiens, agrippé à mon tronc comme un naufragé. Puis on repart flâner dans le petit bois de feuillus.
Naturellement je prends soin d’interdire aux chiens l’approche des terriers où dorment Cheg et Vara – qui ont continué à partager leur temps entre toilettage mutuel et ratissage des feuilles, en tout cas quand ils sont restés devant leur terrier, dans le champ de la caméra, car je ne sais rien du reste de leur vie.
Rimski défèque au pied d’un grand érable au quintuple tronc non loin de la lisière, et je me dis que ce serait ici peut-être un bon endroit pour la prochaine séance de « dialogue » inter-espèces avec Fabrizio — le premier contact d’hier n’a pas été très bon, à cause de l’humidité et du bruit du Gelon : les crins de l’archet se détendaient et l’on ne s’entendait pas, aussi le musicien a-t-il été insatisfait alors que le poète, toujours trop bavard, s’est réjoui de s’adresser ainsi au torrent, à la forêt et à ses habitants, facilement emporté par la griserie des mots et du moment. (Finalement, on attendra plutôt le printemps.)
Oh, c’est peu de choses que ce qu’on fait, c’est un maigre recours mais c’est bien mieux que rien. Un humain parle au reste du monde vivant et demande pardon, voyons-le comme un premier pas parmi d’autres sur le chemin improbable d’une possible nouvelle alliance !
Je constate tout de même que jamais je ne me suis senti aussi peu seul au monde que ces dernières semaines.
18/11/24