Vigie, novembre 2024

 

« Quelques lumières, seulement… »

 

 

L’hiver est venu, puis a fait mine de repartir, mais on le sent qui rôde dans la brume, et l’on promet aux chiens allez ! qu’ils reverront la neige avant avril. La page de novembre une fois encore se tourne, et c’est la dernière marche à travers les prés détrempés. Voici que le brouillard se lève, des gouttelettes brillent par milliers sur toutes les herbes du grand champ.

Demain je reprendrai le train pour retrouver Dominique A sur la scène de la très belle salle de l’Auditorium de Lyon, où j’avais vu naguère Richard Galliano et Thierry Escaich. Je voyagerai dans le temps.

Aujourd’hui, en ce moment, je tourne en rond dans mon espace habituel, qui reste évidemment saturé de souvenirs et de songeries, lié au temps qu’il fait, au temps qui passe. Il y a en ce moment une petite lumière sur les prés tout à fait savoureuse et dont le couple de corneilles que j’observe depuis quelques jours semble se repaître : elles ont en effet choisi la partie la plus ensoleillée du pré, peut-être parce que la tiédeur y amollit davantage le sol qu’elles piquent de leurs gros becs ?

Des croassements résonnent en lisière, parfaitement furieux, mais je ne suis pas concerné : théâtralisation pseudo-territoriale, sans doute, à moins qu’il y ait par là-haut une grosse bête de passage, comme me le suggèrent les chiens.

Puis tout s’apaise, et je rejoins le bois flotté de l’arbre mort qui me sert de banc. Cette fois, ça y est, le soleil emporte la brume vers les sommets et ravive les dernières splendeurs des bouleaux. Rimski a pris de nouvelles habitudes : à peine suis-je assis qu’il s’installe contre moi pour que je le caresse. Tout à l’heure j’ai entendu Valérie Chansigaud qui, dans un podcast sur la domestication, affirmait que l’individualisation est beaucoup plus poussée chez le chat que chez le chien. Je n’en sais rien, mais ce n’est pas ce que j’observe : je n’en finirais pas de lister les différences comportementales entre Rimski et Nouchka, aussi marquées qu’entre les trois chats de la maison. L’individualisation n’est-elle pas assez générale ? On l’observe facilement chez nos animaux domestiques, mais j’ai lu qu’il en était de même chez les cachalots, les corvidés, les éléphants, les chimpanzés, etc.

Je pose en murmurant la question à la corneille devant moi. Elle ne comprend pas ce que je lui dis, je ne comprends pas ce qu’elle me répond. Après tout, cela arrive aussi très souvent dans la communication intra-humaine.

Plus loin je ramasse la bille jaune d’une galle au pied du chêne. On dirait une miniature de soleil, une de ces petites planètes colorées dont j’avais fait un mobile au-dessus du lit de l’enfant, reconstituant un système solaire assez approximatif. Je sais, de cela le chêne et la Galles n’ont cure, mais je suis un humain, quand même, un être de mémoire peut-être auto-domestiqué !

Oublions tout cela et les pensées qui s’en suivent. Dans la clairière d’après, je constate que le sol a été fraîchement labouré par les sangliers. Rimski et Nouchka aboient de plus belle après un invisible cervidé, peut-être le grand cerf aux grands bois croisé l’autre jour. Je retourne relever le piège photographique et constate que la piste des blaireaux est bien visible, il y a eu du passage. Ce lieu où je ne passe, moi, furtivement, que tous les trois ou quatre jours pour causer le moins de dérangement possible, je commence à le connaître assez intimement, de jour comme de nuit… Je crois qu’au fond, par-delà l’acquisition de connaissances, les ébauches de réflexion, je ne recherche rien d’autre que cette intimité là avec le lieu et ses habitants, et ce rapprochement me réjouit, me réconcilie même avec mon espèce en atténuant cette sale sensation que j’ai souvent eue d’être sur Terre un intrus ou une erreur, comme certains mythes le disent.

En repartant je fredonne pour moi seul : « Je ne demande pas la lumière, quelques lumières seulement… ». Mais le soleil jaillit. Ce n’est pas un signe, pas un message, pas un symbole d’espoir ni d’inquiétude, c’est juste doux et plaisant comme l’odeur de la terre que Rimski s’est mis à gratter, comme le tronc lisse sous la paume de ma main, comme le pelage des chiens, comme une page qui se tourne.

29/11/24

 

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