Vigie, novembre 2024

 

Je vois la nuit en mon absence

 

 

Désormais je suis nyctalope, de façon très partielle, localisée et décalée dans le temps, mais tout de même, je vois ce qu’en principe je ne devrais pas voir, je vois ce qui se passe la nuit lorsque je n’y suis pas : le renard furtif ou flâneur, celui qui se faufile à toute allure, comme un voleur, à la limite de visibilité, ou celui qui semble avoir détecté quelque chose d’anormal (peut-être une vibration imperceptible à mes oreilles), puis qui retourne vaquer à ses occupations. Je vois les chevreuils et je peux commencer à les individualiser : les femelles et les jeunes, qui n’ont pas de bois, le jeune mâle de petite taille qui fait trois bonds et disparaît, l’adulte plus imposant qui me fait la grâce de venir brouter longuement dans le champ. Je vois aussi Nathalie qui passe à l’aube, très droite, sans voir la caméra…

Avant de partir en balade ou au retour du travail je fais un détour par le piège, et il m’arrive de surprendre un chevreuil. Je m’empresse de regarder les images de la nuit. Ils ont leur habitude, dont je surprends quelques bribes : jamais ils ne montent en lisière, d’après ce que j’ai pu observer jusqu’à présent l’ascension s’effectue par l’intérieur du bois et la descente seule en terrain découvert (cela demande à être vérifié par une plus longue période d’observation, car je ne vois pas d’explication satisfaisante à cela : parmi la quinzaine d’animaux filmés, seuls un renard et un chevreuil adulte sont passés en courant, la lisière ne semble donc pas être un lieu de tension particulière).

Quand je repars en plein jour, j’ai en tête ces visions de la nuit. Il fait encore grand clair, les vaches et les veaux sont couchés dans le pré humide et nous regardent passer avec un air endormi. La combe retentit du mugissement des tronçonneuses, auquel succède de temps à autre le fracas d’une chute d’arbres. Qui est tombé ? Et pourquoi ? Comment s’est fait le martelage, et selon quel équilibre entre l’exploitation et la préservation ? S’agit-il d’une intervention liée à une attaque de scolytes – tout un bosquet d’épicéas semble avoir séché sur place par là-bas, malgré les pluies de septembre ?

Je m’assois un moment sur le squelette d’un pommier mort que j’ai connu vivant il y a dix-sept ans, du temps où je passais ici avec mon père et ma mère, la chienne Patawa et Léo tout petit. Malgré le bruit des tronçonneuses on entend bruisser les arbres, cliqueter les feuilles mortes sous l’action de la brise. Un corbeau croasse, les geais vont et viennent, une buse tourne dans le ciel légèrement voilé. La montagne en face a bien changé : du gris flou en place des feuilles, des taches orangées à la cime des bouleaux et quelques flammèches de mélèzes trouent le manteau gris sombre des sapins et des épicéas. Rimski et Nouchka s’emparent chacun d’un morceau de branche tombé de ce même pommier mort sur lequel je suis installé et dont je caresse l’écorce lisse comme d’un bois flotté. Finalement, eux aussi apprécient qu’on s’arrête.

Chute des feuilles et du temps. On rôde encore sur les hauteurs du champ. Un petit papillon orangé se pose sur un chêne de vingt centimètres. Eh, mon pauvre, crois-tu avoir la moindre chance ici, en terrain pâturé ? – Qui sait ? On en reparlera à la prochaine saison… Des criquets aux ailes pervenche sautent sur les feuilles mortes, que Rimski fouille du museau pour les débusquer.

Je me rassois. Quelle fatigue me vient ? Est-ce un arbre attaqué qui, par sa riposte chimique, a stimulé mes propres défenses immunitaires ? N’est-ce pas plutôt la seule conscience de vivre un moment simple et beau dans un monde qu’on sait, depuis hier, encore plus fragile ?

Forez, forez, forez ! – La nature lui répond : forêt, forêt, forêt.

Un pic mar martèle discrètement le tronc tordu d’un jeune chêne. Les chiens en chasse bondissent dans les feuilles et fourrent leurs museaux dans tous les trous de mulots. Un arbre s’effondre en face. Une pie jacasse. Il fait si doux, comment croire aux menaces ? On s’enfonce en forêt. On repère un terrier de blaireau où il faudra venir poser la caméra. Une mésange huppée chante dans les aigus, un pic-vert s’exclame.

Me voici dans cette hêtraie-sapinière que j’aimais tant aux premiers temps de notre installation, et où je ne venais plus depuis qu’un certain bosquet avait été coupé et le lieu, de mon point de vue, saccagé. Je le redécouvre aujourd’hui embelli, ou bien ce n’est que mon regard qui a changé ?

Je me rassois contre un hêtre cette fois, bien heureux, épuisé. Les chiens posent leurs museaux sur mes cuisses. On se serre. Quand même, allez, on se sent bien.

07/11/24

 

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