L’agir et le faire
Depuis que le brouillard est remonté, le froid qui stagnait en fond de combe a gagné la vallée des Huiles. On s’arrache à la tiédeur du bureau et on repart marcher à travers cette grisaille froide.
Légère griserie du premier froid. Tout le corps réagit à cet air piquant et parfumé de feuilles fermentées dont l’écoulement vivifiant dans le corps est à nouveau perceptible. Cette nuit, les blaireaux se sont empressés de transporter des monceaux de feuilles pour en tapisser l’intérieur de leur terrier : je suppose qu’ils ont senti qu’il y avait des courants d’air et qu’il était temps de peaufiner l’isolation !
Peu de pensées en tête, les sensations prennent le pas, de pas en pas : la caresse du froid, le vent dans les cheveux, le bruit des bottes dans les feuilles, la rumeur du torrent et celle des clarines encore. Et puis, les trois jeunes chevreuils, le plus grand avec une trace plus sombre à l’échine, le moyen et le tout petit, qui nous regardent venir sans trop savoir quoi faire, qui détalent un peu puis s’arrêtent et se retournent et nous regardent, à peine visibles parmi les feuilles, mais toujours repérables à leur croupion blanc. Je range les jumelles et poursuis la balade. De sujet de l’observation me voici devenu l’objet, avec trois paires d’yeux braqués sur moi. Ils restent à la lisière, je disparais en forêt.
Feuilles, feuilles, feuilles, festival acajou. Dans ces moments-là, je ne fais rien, je laisse faire. Le je habituel, celui qui tient le volant, devient simple passager sur la banquette arrière, sans intention. Il faut souligner qu’il n’y a dans ma démarche nullement l’intention de ne plus avoir d’intention. Si je suis reparti marcher aujourd’hui dans le froid humide, c’est parce que les chiens en ont besoin — moi aussi, en un sens, mais peut-être sans eux serais-je resté à lire dans le bureau si confortable.
Bien sûr, je ne veux pas mentir, même mis en retrait le je n’est jamais loin, le voilà qui revient avec un flot de songeries secondaires qu’on accueille quand même comme on accueille tout, mais qui occulte le lieu et le moment. On les retrouve un peu après dans le grondement du torrent ou la silhouette massive du châtaignier. On fait le grand tour, de nouveau attentif à ce qui n’est pas soi : des crottes de campagnol, la trace d’un renard. Trois loups dit-on ont été vus en plein jour plus haut dans la vallée, ayant sans doute suivi les troupeaux qu’on a redescendus après le premier froid. Ils ont chanté et d’autres leur ont répondu. Ces images mentales se mêlent à la meute des samoyèdes, formant ainsi un attelage improbable entre sauvages et domestiques — puissé-je cependant un jour le voir pour de bon, le grand sauvage gris, les yeux dans les yeux, rêvons ! Par avance, je m’incline.
14/11/24