S’effacer
Peut-être à présent en sais-je assez sur moi-même pour ne plus y revenir et laisser les traces de l’individu que je fus s’effacer. Ainsi ne serai-je plus, ne suis-je plus, plus que jamais, cet anonyme qui promène ses chiens, le « type aux chiens blancs » comme a dit un voisin.
Je marche, délesté pour un temps en partie de mon histoire, les mains dans les poches, par une fin d’après-midi de février. Ça sent le miel dans les noisetiers, les abeilles ont repris leur travail. Dans le bois sans mémoire les voix des forestiers résonnent et je songe à Clément qui sera toute la semaine sera en stage à l’ONF, et participera bientôt à une opération de martelage ; tous les soirs on regarde un reportage sur la foresterie – Le temps des forêts hier nous a bien remués. Bribes d’histoire personnelle encore : ayant obtenu du premier coup son permis de conduire, Léo, de retour à la maison, s’en va au volant de la polo anthracite qu’on lui a achetée, et c’est aussi poignant que le premier envol des rouges-queues…
Les chiens cependant m’emportent à la poursuite d’un chevreuil. L’un des deux hérons gris du Villard s’est installé dans la gouille, semant la panique chez les grenouilles. La joie de pouvoir observer le bel intrus ne compense pas tout à fait la tristesse devant le probable carnage auquel il se livre, même si je constate en m’approchant que la gouille ronronne toujours autant.
Le soleil décline, le fond du paysage se voile. Pris de fatigue à cause d’une nuit interrompue par les glapissements fous des renards, à cause aussi des menaces du monde qui s’immiscent dans les têtes et transforment les rêves en cauchemars, me vient l’envie de m’étendre dans l’herbe sèche.
Passe la buse, toujours la même.
Passe et repasse le grand pic noir dont la clameur sonore résonne dans la combe.
Puis voici en lisière la chevrette grise et le chevrillard que je connais : je constate que la famille des quatre s’est bel et bien scindée en deux, ou bien la deuxième chevrette et l’autre petit ont été tués.
Appel en face des chiens de chasse encagés. Rimski Nouchka se blottissent contre moi et réclament les caresses qui les calment en échange de leur silence.
Brise fraîche, le soir s’avance.
Un arbre craque, un arbre casse.
La courbe du grand pré ne laisse plus dépasser que les trophées vivants des deux têtes des chevreuils, qui nous regardent en coin avec un air inquiet. Je les regarde un moment faire leur toilette, choisir délicatement les plantes qu’ils consomment comme pour une cueillette. La chevrette anthracite a vraiment une teinte différente sur la face et le cou, qui sont plus gris que le reste du corps.
Il n’est pas si évident de dire quelle étendue. Disons qu’elle me semble dépenaillée, mais c’est peut-être surtout à cause de cette différence de teinte qui donne l’impression qu’elle est en train de changer de pelage. À présent, elle ne semble plus du tout se préoccuper de nous. Je me réjouis de les avoir somme toute fort peu dérangée. (Rimski est d’un avis différent).
Je file au piège relever la carte et changer l’orientation de la caméra car je veux en savoir plus sur les va-et-vient autour du terrier d’en bas, puis rentre au soir tombé.
22/02/25