« Comme un petit personnage de Sempé »
Parfois je me sais poète, Ronsard n’est pas mon cousin
je voudrais mourir pour être déjà dans tous les bouquins !
je supporte qu’on m’admire, ça fait du bien quelquefois
mais un oubli vient me dire qu’au fond, je n’existe pas…
Dans ce contexte terriblement anxiogène où le compte à rebours de la guerre en Europe se superpose à celui du changement climatique mondial, j’ai conscience du caractère dérisoire de mes préoccupations d’écrivain du dimanche. Depuis quelque temps, et aujourd’hui plus que jamais, me revient cependant l’envie d’arrêter, de m’effacer, c’est-à-dire non seulement de cesser toute activité « publique » mais aussi de supprimer les traces rassemblées sur ce site. « Sans doute continuerai-je à écrire, me dis-je, mais ce sera pour moi seul, à l’abri des rares regards qui parfois se portaient sur mes lignes. »
On se croit irremplaçable mais on n’est finalement
qu’un infime grain de sable entre les griffes du vent
il arrive aussi qu’on gagne, mais on perd au prochain coup
on déplace des montagnes qui ne sont que des cailloux
Lorsque j’avais 12 ans, je suis parti un soir dans la neige, mécaniquement, comme hébété, ayant en tête de rejoindre Ferney, symboliquement représenté à mes yeux par la montagne. J’ai marché dans la neige en laissant des traces dont j’espérais qu’elles permettraient à ceux qui allaient bientôt me chercher de me retrouver, tout en ayant la certitude que les flocons qui tombaient allaient rapidement les effacer. Je pense avoir plus tard rejoué cette scène de bien des façons, et aujourd’hui encore…
Pourtant je reprends courage, et je me sens rossignol
je voudrais que mon ramage et ma voix de flûte en sol
puissent toucher tout le monde, faire partager mes joies
mais j’apprends que sur les ondes, on n’a pas besoin de moi…
Il y a bien sûr une part de dépit et même de rancœur accumulée ces derniers temps, depuis que j’ai proposé à un certain nombre d’éditeurs l’ouvrage auquel j’ai beaucoup travaillé et dont j’ai besoin de me défaire pour continuer. J’en conclus que je n’ai pas ma place dans ce monde littéraire. Ce n’est pas un drame, et je connais mes torts – j’aurais sans doute dû fréquenter moins les terriers de blaireaux et davantage les salons du livre, et puis, je ne sais pas, écrire de la poésie identifiable comme telle au lieu de me complaire dans des livres hybrides courant tous les lièvres à la fois.
Depuis quelque temps, j’ai en outre remarqué que je prends un plaisir croissant à marcher et regarder en silence, sans parler ni écrire. Les pages blanches s’accumulent et je n’en ressens aucun manque. Cet arc-en-ciel qui vient orner l’horizon après la pluie, je n’éprouve pas tant que ça l’envie de le partager. « On peut se le garder pour nous ! », dis-je aux chiens. D’ailleurs, je sais ce qu’on va faire : on va s’asseoir là tous les trois au pied de l’arc-en-ciel, et puis on va regarder le printemps qui revient. J’irai plus tard relever le piège où m’attendent probablement des trésors. À quoi bon rendre compte de tout cela sur la toile encombrée ?
Je continuerai ma route, chez moi on ne s’arrête pas
et je laisserai sans doute quelque chose derrière moi
alors le plus bel hommage, ça serait de me laisser
me promener dans l’image, je ne ferais que passer…
Je continue pourtant, je continue, même en silence, d’aller de surprise en surprise : dans l’arbre au pic mar, voici un pic vert ! Le temps que je passe à agencer ces pages, ne serais-je pas mieux avisé de le consacrer exclusivement à l’observation de la faune qui m’entoure ? Pendant que les oiseaux chantent et qu’on s’approche à chaque pas un peu plus de mars – le mois de la guerre – je fredonne la chanson d’Anne Sylvestre en mâchonnant l’herbe amère de cette phrase : « Ici s’achève la Vigie du Villard. »
Et je me sens dérisoire, juste à côté de l’histoire, décalée
comme un point dans une image
comme un petit personnage
de Sempé
25/02/25