Vigie, février 2025

 

Cultiver la connivence

 

 

La première pluie vraiment printanière, un petit crachin doux suivi d’une ample averse, a sonné le signal de la migration des grenouilles rousses. Comme chaque année, elles sont sorties des bois, ont descendu la montagne, ont traversé les routes et franchi mille obstacles pour rejoindre la frayère.

En quelques heures plusieurs dizaines ont déjà atteint la gouille, dont on voit les petites épingles brillantes des yeux reluire en surface. Vers huit heures ce matin, comme le temps se dégage peu à peu on entend les premiers ronronnements — c’est vraiment cela, on dirait que la mare ronronne. Autour des filets installés par Thierry et son fils, les gens du village se relayent désormais pour faire passer les grenouilles, évitant pour la première fois l’hécatombe (je n’ai vu qu’un seul cadavre à l’entrée du village hier soir). Les corvidés et tous les charognards le regretteront peut-être, mais ils trouveront de toute façon bien assez de cadavres pour leurs repas. Le héron qui attendait depuis quinze jours ce grand moment doit soigner son indigestion printanière quelque part dans le bois, car je ne le vois pas à son poste ce matin.

Il règne pendant ce temps, tout au moins la nuit, une activité extraordinaire à l’intérieur et autour de la taissonnière.

D’abord, les accouplements semblent quotidiens. Les deux derniers que j’ai observés étaient sans violence, le mâle n’ayant pas eu besoin de mordre férocement la femelle qui a semblé beaucoup plus consentante, se retournant à plusieurs reprises pour donner du bout de sa truffe ce qui ressemblait à un baiser ; après cinq ou dix minutes de besogne consciencieuse, elle retourne à l’intérieur pendant que le mâle reste dehors.

Ensuite, toutes les feuilles alentour ont été de nouveau ratissées dans un rayon de vingt mètres et des traces de creusement sont apparues un peu partout, qui sont probablement des marquages car j’ai vu à plusieurs reprises le mâle frotter les glandes de ses pattes dans ces petites cavités que j’ai d’abord pris pour des projets de nouvelles entrées, comme si le blaireau vérifiait la qualité de la terre, mais qui ne sont sans doute que l’expression d’une irrépressible envie de gratter, de creuser, de marquer, à tout moment, parce que c’est le printemps.

J’ai enfin découvert les impressionnants travaux de terrassement auxquels les blaireaux se sont livrés côté ravin. Une ancienne entrée a été rouverte, nettoyée, agrandie, un large cône de terre en prolongeant désormais le passage. J’imagine que c’est à l’intérieur que les travaux les plus conséquents ont eu lieu, mais je ne peux voir bien sûr que la surface. J’ai placé la caméra au-dessus de cette nouvelle entrée dans l’espoir d’en savoir un peu plus. À trois reprises, la femelle est venue renifler la sangle du piège photographique ; à trois reprises elle est repartie assez nonchalamment, avec cette façon de dodeliner du derrière propre aux blaireaux comme aux marmottes. J’ai peur que les odeurs que je laisse ne les perturbent, mais j’ai lu qu’il en faut a priori bien davantage et je me dis qu’ils peuvent aussi s’y habituer, que cette blairelle qui par trois fois m’a reniflé à distance a compris que cette odeur-là n’est pas une menace, et ne présente à dire vrai aucun intérêt pour elle. Le piège photographique permet en un sens cette forme de communication à distance : je la vois de très près, ma blairelle, je vois sa truffe mobile je l’entends me respirer ; elle me connaît aussi sans le savoir, elle connaît mon odeur (ce qui, pour les blaireaux, est sans doute l’essentiel). Je ne veux pas me considérer comme un intrus, pas plus que je ne veux déranger. Juste cultiver la connivence.

À propos de connivence, voici que sort du bois le chevrillard observé si souvent cet automne, et qui manifestait une évidente curiosité pour les chiens. Celle-ci perdure, à en juger par la façon qu’il a de nous regarder. Ses bois n’ont toujours pas poussé, qui sont restés de simples protubérances. Je calme les chiens. Le jeune chevreuil passe son chemin. L’apprivoisement n’est pas en projet (surtout avec des chiens).

12/02/25

 

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