Sans écrire
Le renoncement à l’écriture littéraire est une tentation qu’on trouve aussi bien chez les mystiques, pour qui l’écriture reste une pratique trop tournée vers le monde social, que chez nombre de poètes : le seul d’envergure à être allé jusqu’au quasi silence est Rimbaud, bien sûr, mais Kenneth White illustre aussi cette tension qui peut aller jusqu’à la contradiction entre la réalité du travail d’écriture avec tous ses jeux stylistiques, et le désir d’une transparence qui semble ne pouvoir passer que par une raréfaction de la parole. Michel Collot, dans Un nouveau sentiment de la nature, analyse finement ces questions. Lui, défend naturellement la littérature dans sa capacité à remodeler notre rapport au monde. Je pense qu’il a profondément raison, et pourtant quelque chose plus que jamais me gêne dans cette écriture poétique dont je me suis tant nourri, que je pratique ou que j’ai pratiquée.
Il y a d’une part cette impression qu’on exagère souvent, qu’on fait monter artificiellement la sauce, qu’on fait mine de prolonger des éclairs qu’on n’a fait qu’apercevoir, peut-être imaginer (ce n’est pas une critique originale, on la retrouve sous la plume de nombre de poètes).
Il y a aussi, plus perfidement, le sentiment que l’urgence climatique est telle, désormais, qu’on ne peut plus tergiverser, qu’il faut une parole plus directe, plus claire, clairement compréhensible par n’importe quel lecteur, plus documentaire en un sens, plus objective ou bien franchement décentrée de l’histoire et des affects exclusivement humains.
Ces idées-là m’ont fait cesser d’écrire pendant une décennie, dans la foulée de la rencontre avec White. Je ne sais pas si j’avance encore ou bien si je fais du surplace, si la boucle est bouclée et que, par conséquent, il n’y a plus rien à faire, ou si c’est une spirale ascendante, descendante. Je n’écris pas, mais je ressasse un rêve d’éco-biographie qui commencerait par la description d’un petit lézard rencontré il y a 45 ans dans les alpages ; et puis, je marche avec les chiens, un œil sur les chevreuils.
Hier j’ai constaté qu’un mâle encore en velours avait rejoint La Grise et Le Petit : je les ai vus de loin une première fois, puis de plus près, mais ils ont détalé, provoquant chez les chiens une telle excitation qu’il m’a été difficile de bien les observer. Je les revois aujourd’hui à l’autre bout du pré, leurs six oreilles dirigées vers le type aux chiens blancs. Le mâle, qui ne nous connaît pas, donne le signal de la fuite. S’ensuit un long silence sans poème, traversé de chants d’oiseaux.
06/03/25