Vigie, mars 2025

 

Stigmergie musicale

 

 

Tous les matins au même endroit, le chant de la fauvette rejoint celui de la grive musicienne. Je ne peux pas dire qu’ils sont simplement juxtaposés, car il y a un rapport entre eux, et les deux oiseaux ne se sont pas positionnés ainsi par hasard : de l’autre côté du grand champ, une autre fauvette et une autre grive musicienne, comme en écho des deux individus qui chantent près de la maison, se livrent au même duo. Leurs chants parfaitement réguliers (tout au moins à mon oreille, il faudrait vérifier sur un enregistrement) parfois se superposent, sans jamais ni se recouvrir, ni vraiment se répondre. On dirait que chacun des oiseaux se sert de l’autre pour amplifier l’expressivité de son chant…

Je ne sais pas bien comment cela fonctionne, les territoires des chants d’oiseaux. J’ai lu les livres de Vinciane Despret, retenu que la théâtralité inhérente à ce marquage sonore dépasse l’appropriation territoriale. Je remarque que, malgré les trouées ouvertes dans le couvert forestier par les grands prés que les vaches bientôt occuperont physiquement et musicalement quand leurs clarines résonneront à nouveau, il y a une grande continuité dans les chants des oiseaux, sans nul espace de silence. Un arbre isolé, un reste de haie, un bosquet suffisent à maintenir cette continuité, si bien que le promeneur va de chant en chant, entouré d’appels, expérience musicale dont le seul équivalent me semble être un concert de musique baroque auquel j’ai assisté naguère dans une cathédrale où étaient disposés quatre orchestres avec chœurs qui, pour éviter le décalage, devaient jouer à vue en se basant sur la baguette des quatre chefs d’orchestre ; placé au centre de la cathédrale, j’avais été littéralement étourdi de musique et soulevé de mon siège. Ici, cependant, nul besoin de chef d’orchestre, car le décalage n’est pas un souci.

Le chant divinement apaisant de monotonie de la tourterelle, qui a pris ses quartiers dans le petit bois d’en haut, prend le relai des grives et fauvettes, puis ce sont les trilles des sittelles. Nous voici parvenus sur la hauteur boisée où tous les chants se rejoignent et culminent en une harmonie vivante, nullement figée, qui n’exclut ni l’arythmie, ni les dissonances, craquements, chuintements, tambourinages, qui n’est pas laissée au hasard mais pas d’un esprit humain non plus, façonnée donc, pourrait-on dire, par stigmergie, comme on le dit des termites qui agencent leurs gigantesques constructions en apposant chacune sa marque près de celle d’une congénère, harmonie à laquelle l’humain ne participe pas mais qui pour autant ne le laisse pas sur la touche en spectateur passif mais fait vibrer son corps de ces agencements sonores dont la beauté est d’une évidence absolue.

27/03/25

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