Le chemin de l’été
Météo de juin en ce matin d’avril, où je décide de reprendre le grand tour de l’été qui passe par La Martinette et remonte le Gelon, sans plus couper à travers champs. L’attelage bi-canin se met en route. Ombres et lumières très nettes, paysage tout rutilant, frotté, briqué, repeint à neuf. Un lézard file sur le muret, partout des hirondelles (les martinets sont arrivés dans la combe chambérienne, me dit mon père).
On retrouve dans leur enclos les vaches et leurs veaux. Une belle abondance ornée d’un large collier fleuri se lève et meugle furieusement à notre passage, et ce comportement je dirais d’animal sauvage, de bête ne sachant pas qu’elle n’est qu’une carcasse en sursis et croit pouvoir protéger ceux qu’elle considère sans doute comme les siens, m’émeut, me fait honte, me donne envie de demander pardon.
Je savais ce qu’il en était mais cela fait un choc. En lieu et place de ce qui a été pour moi pendant plusieurs années le plus beau coin de forêt de mon tour quotidien, où régnait l’atmosphère la plus paisible, où il y avait les plus belles lumières et des sensations de cathédrale sylvestre, il n’y a plus rien. La coupe à blanc qui n’a pas épargné le moindre arbrisseau a dénudé le ravin et mis à nu la grande baraque de l’ancienne centrale, offrant en maigre compensation du vivant sacrifié une vue dégagée sur la colline en face. On passe vite.
Plus loin rien n’a changé. Le souffle encore froid du Gelon me glace les mains et les chiens naturellement retrouvent leurs marques, s’agitant devant les traces des sangliers et humant l’air humide avec l’aide l’air de dire : « ça sent bon le chevreuil ! »
J’avais pris l’habitude de marches lentes ponctuées de longs arrêts contemplatifs, cette marche rapide qui fait passer sans transition d’une coulée de sangliers à une laissée de renard, de l’éclat des trouées criblées de pétales et de limaces aux remous verdoyants du torrent, me grise un peu. Les chiens aussi savourent, je le vois bien, ces retrouvailles avec leur chemin, pataugeant de conserve dans la boue de l’ornière. L’accès de la crique habituelle étant barré par un saule marsault récemment tombé sur lequel poussent quand même de petites feuilles vaines, ils sautent l’obstacle et pour boire dans l’eau vive. Je repense au héron, aux sangliers et au grand cerf sans bois que le piège a filmé récemment sur cette rive.
Finalement on bifurque vers le terrier des blaireaux, où la caméra braquée sur la gueule la plus proche du sentier n’a enregistré, outre les divagations d’un chien, les jeux d’une mésange noire, les va-et-vient des mulots forestiers, qu’un très bref passage de blaireau qui atteste néanmoins de son occupation.
Cette tâche brune du côté du terrier n’est pas un chien, mais un renard en chasse, ou plutôt une renarde, si mes souvenirs sont bons. Son pelage en mue semble plus marron-jaune que roux, d’où mon hésitation. Elle retourne vers son terrier, se penche, regarde alentour sans nous repérer, avance très lentement dans l’herbe, le museau près du sol, à découvert, en plein soleil, bondit soudain sur une proie qu’elle rate, continue, le corps tendu rectiligne du museau jusqu’à la pointe blanche de la queue, puis se détend, semble hésiter, jouer, divaguer, sa longue queue touffue presque aussi longue que le corps faisant office de balancier. Au premier plan des jumelles, un va-et-vient de grive.
Comme l’observation dure, je me cale contre une pierre et les chiens s’allongent contre moi. La renarde ne nous a toujours pas repérés, concentrée et distraite à la fois, concentrée sur les rongeurs qu’elle chasse et distraite, c’est-à-dire attentive autrement, humant, écoutant, surveillant tout ce qui se passe alentour hormis le guetteur aux jumelles et aux chiens qui reste hors de son champ, en lisière du grand champ calé contre une pierre.
C’est en repartant que je vois le chevreuil, bois tout neufs, une brindille dans la gueule, qui se fige quand je me fige. Je me rassois, le dos calé cette fois contre un arbre, je reprends l’observation et lui son repas. Sa mue est presque terminée et le voici en beau pelage d’été. Il se repait d’herbe tendre et moi, de la grâce de sa vision. Le soleil sur son flanc droit révèle les endroits où le poil est parti, pas encore repoussé. Doucement il se déporte vers le bois et puis s’efface entre les arbres, comme absorbé, je sais qu’il est encore là mais on ne le voit pas : avec ses bois et son pelage couleur de terre, il est redevenu forêt.
26/04/25