Journal d’un méliphile, juin 2025

 

Dialogue avec un ami psychologue

 

 

« Donc, comme je te disais, enfin comme Romain Gary disait, « les chiens ne suffisent plus, l’homme a besoin de blaireaux », enfin lui parlait d’éléphant mais c’est pareil, tu vois ce que je veux dire !

— Oui, je crois que je te comprends parfaitement. Nouchka et Rimski ne suffisaient plus à meubler le vide laissé par le départ de tes enfants, alors tu as pris des blaireaux ?

— Mais non, pas du tout, qu’est-ce que tu racontes ? D’abord, je n’ai pas « pris des blaireaux », je me suis simplement intéressé à eux, comme je le fais depuis longtemps vis-à-vis de la faune, et la possibilité d’observer cette famille de blaireaux avec les pièges photographiques m’a ouvert sur leur monde, cela n’a rien à voir avec le fait que mes enfants poursuivent leurs études !

— Pourtant, tu as bien dit que c’est espèce d’emballement t’a pris à la naissance des blaireautins ?

— Oui, mais…

— Un emballement somme toute assez comparable à celui qui a accompagné l’adoption de tes chiens ? Tu vois ce que je veux dire, tu ne parlais que d’eux, il y a des portraits d’eux partout, sans compter les stickers de samoyèdes sur ta Twingo…

— Oui, bon, c’est juste pour la reconnaître quand je me gare dans un endroit où il y a beaucoup de voitures… Mais cela me fait penser que j’en ai trouvé d’autres, avec des blaireaux, alors je me disais…

— Ridicule !

— De mettre des stickers de blaireaux en plus des samoyèdes ?

— Totalement. Arrête d’alimenter l’industrie du plastique. Bref, tu vois quand même le rapport, d’un point de vue psychologique ?

— Je ne suis pas certain que ce point de vue présente un grand intérêt, justement, mais bon, si tu veux, et je peux même aller plus loin. C’est à partir du moment où je me suis remis à arpenter les prés et les bois autour de la maison harnaché à mes chiens, en essayant d’être au plus près de leur façon de percevoir leur environnement, que j’ai repris contact d’une façon renouvelée avec ce lieu. Et puis, ce sont eux qui, en me ramenant obstinément vers le terrier des blaireaux, m’ont donné envie d’installer la première caméra. Il y a donc bien un lien tout à fait pratique entre les blaireaux et mes chiens, que je veux voir comme des intermédiaires entre l’humain que je suis et les animaux sauvages. La phrase de Romain Gary me touche parce qu’elle correspond en effet à ce que j’ai pu vivre. Ma passion pour les blaireaux n’a pas entamé d’un poil la relation avec Rimski et Nouchka, au contraire. Ils incarnent au quotidien, comme les chats mais un peu différemment, cette altérité radicale des animaux non-humains que leur présence domestique ramène à quelque chose de familier. Je peux leur parler, les gratter, les caresser, sentir en retour leurs coups de pattes et de langues, nous sommes en interaction constante, alors que les blaireaux, je ne les verrai jamais. Même à deux mètres de mes chaussures, ils resteront des lointains, je ne les toucherai jamais, il n’en est pas question. Je ne me prends pas pour Dian Fossey avec ses gorilles !

— Tu admets donc ce lien fort entre tes deux chiens et les deux blaireautins dont la naissance t’a bouleversé. Quel est le plus beau souvenir de ta vie ?

— Arrête ton interrogatoire, j’ai l’impression que tu me prends pour un de tes patients ! Tu le sais très bien. Et tu sais la nostalgie que je peux éprouver pour l’enfance de mes enfants. C’est normal d’éprouver de la nostalgie pour des années heureuses et somme toute plus insouciante qu’aujourd’hui.

— Mais oui, tous les parents éprouvent un jour ce vide laissé dans la maison par les enfants qui partent, c’est dans l’ordre des choses. Laisse-moi quand même continuer un tout petit peu, si tu veux bien. Ton cadet, Clément, depuis son stage à l’ONF, veut travailler dans la forêt, n’est-ce pas ? Et Léo est en BTS GPN ? La pièce où tu me reçois, très bien d’ailleurs, mais non merci, plus de thé, que tu as transformée en une annexe du muséum, c’était sa chambre avant ?

— Tu m’énerves. Oui, c’est la plus grande des chambres à l’étage et je n’allais pas la laisser inoccupée, quand même, ne serait-ce que pour le chauffage ! Je l’ai entièrement refaite et isolée, il n’y a quasiment plus rien qui rappelle ici la chambre de mon fils. Et si tu penses que mon intérêt pour les blaireaux…

— …est une façon de pallier leurs absences, l’expression d’une nostalgie et même, une manière de te projeter dans les études de tes enfants en te les appropriant parce que tu aurais bien aimé faire ce qu’ils vont faire…

— …tu te trompes presque complètement.

— Tu es sûr ? C’est quand même un peu gros : tu te prends de passion pour deux jeunes animaux forestiers et fouisseurs au moment où tes propres enfants…

— D’accord, il y a forcément un lien indirect, puisque tout est lié. Je te vois venir avec tes histoires de transfert, mais c’est encore une façon de ramener l’animal à l’humain, et de tout enfermer dans nos boîtes crâniennes. Puisque les blaireaux ne font pas des chiens, et compte tenu du contexte géographique et familial qui est le nôtre, il n’est pas très étonnant que des enfants qui ont vécu dans la forêt et ont été bercé d’histoire naturalistes soient plus attirés par la faune et la forêt que par la bourse ou le commerce des armes. Et puis, le départ des enfants ouvre en effet un nouvel espace de disponibilité où l’on peut revenir à ce qui nous est le plus nécessaire. Que l’impulsion ait pu être nourrie de tout un contexte intime, c’est indéniable, et j’avoue que tu mets en lumière des correspondances assez drôles : « il prend deux chiens quand ses enfants grandissent, et deux blaireaux quand ils s’en vont », comme tu as dit. Mais tout ça, ce ne sont que des feuilles qui se mélangent à bien d’autres et composent l’humus de nos vies. Quand je regarde les blaireaux, en affût, à l’écran, je ne pense pas à moi et je ne pense pas au passé. C’est un présent intense, un petit feu tourné vers l’avenir et les autres, tout le contraire d’une passion enfermante. Mes blaireaux ne sont ni un objet transitionnel, ni le symbole d’une vie idéale « en harmonie avec la nature », ouverte, tolérante, accueillante (même si c’est vrai que notre société humaine aurait bien des leçons à recevoir de leur société blaireau). Ce sont des blaireaux. Des mammifères comme nous, et totalement différents. Si leur présence en ce monde, en lisière d’une autre, toute proche et si lointaine, me procure un tel émerveillement, je crois que cela relève d’une configuration mentale si profonde qu’elle dépasse infiniment l’échelle individuelle et prend plutôt racine, d’une façon qui restera quoi qu’il en soit énigmatique, dans ce que Wilson nomme « biophilie », notre amour de la vie.

— L’homme, ce destructeur, amoureux de la vie ? Mais tu…

— C’est l’heure ! On va à l’affût ? Et souviens-toi : si tu veux les voir… plus un mot ! »

20/06/25

 

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