Journal d’un méliphile, juin 2025

 

À la recherche des blaireaux perdus

 

 

At setts with low badger populations I have recorded over several years the movement of families to annexe or subsidiary setts in summer, removed from the original breeding earths. (Dans les terriers à faible population de blaireaux, j’ai enregistré pendant plusieurs années le déplacement des familles vers de sterriers annexes ou subsidiaires en été, loin du terrier natal…)

Michael Clarks, Badgers

 

Les quelques gouttes échappées ce matin d’orages qui ne sont pas arrivés jusqu’à nous, n’ont fait qu’ajouter la moiteur à la chaleur. Je pars pourtant sur un coup de tête, en plein après-midi, à la recherche des blaireaux perdus. Je subodore que leur terrier de campagne pour jours de canicule doit être situé dans un endroit frais, donc sur le versant nord au-dessus du torrent, et relativement éloigné du terrier principal car sinon, la blairelle et les blaireautins seraient certainement repassés devant les caméras.

Je traverse d’abord le grand champ jaune en lisière duquel je sais que se trouve un terrier de renard abandonné. Peut-être aurait-il pu servir d’abri temporaire ? Il ne faut pas plus de deux ou trois jours aux blaireaux (qui, contrairement à ce que Buffon affirmait sans avoir jamais vu l’animal, n’est pas particulièrement « paresseux »), pour creuser ou remettre en état un terrier habitable. À dire vrai, je n’y crois pas, car ce lieu n’est pas moins chaud ni mieux situé que le terrier principal, mais il est sur la route du torrent, et juste au-dessus d’une sente où j’ai déjà vu passer des blaireaux et que j’ai l’intention de suivre.

Je trouve sans trop de peine le trou caché parmi les herbes. Une toile d’araignée barre l’entrée : personne n’est venu ici depuis longtemps. Je m’engage donc sur la première sente.

Je ne vais pas tout à fait au hasard. Je cherche des traces, je cherche des signes, et je veux rationnellement ratisser l’espace de forêt et de taillis situé entre le terrier et le torrent, d’un pont à l’autre – soit une superficie assez vaste pour m’occuper tout l’été…

J’inspecte tous les troncs renversés, qui sont assez nombreux et ont laissé autour d’eux des clairières couvertes de ronces exubérantes. Que n’ai-je eu le bon sens de mettre au moins un pantalon, me dis-je en grimaçant… Les arbres déracinés ménagent toujours de beaux trous qui ne demandent qu’à être creusés et prolongés : j’y enfourne ma truffe et renifle, je guette un remblai de terre sèche, n’importe quel indice. Que la forêt est grande ! Ils peuvent être n’importe où, et puis, qu’ils n’ont pas préféré monter le long du nant, par exemple ?

Mon intuition me le dit, ou l’envie du moment. Je suis la sente, griffé jusqu’à la taille. Une forte odeur de cadavre en décomposition me mène à un joli bouquet de satires puants, les bien nommés. Plus loin ça sent fort l’urine, le renard a marqué. Un très grand tronc dans une flaque de fougères semble une barque abandonnée. J’en escalade la poupe, puis joue les équilibristes sur le ponton jusqu’à la proue, d’où j’aperçois au loin un bel espace de terre dégagée juste au-dessus du torrent. L’endroit est idéal, mais pas très accessible pour un bipède… Je traverse le roncier qui m’en sépare, ravalant la sueur et tentant de me fabriquer mentalement une peau de blaireau, l’abandon de la fourrure aujourd’hui ne me semble vraiment présenter aucun avantage évolutif et pas même celui d’aider à la régulation thermique, puisque je dégouline.

Voici le lieu. Une souille y a été creusée, autour de laquelle on trouve des traces de cervidés, de sangliers, et puis… la patte avant d’un blaireau bien marquée dans la terre, voûte plantaire et griffes visibles ! Quant au terrier, n’en parlons pas, le lieu est beaucoup trop fréquenté : c’est un lieu de passage pour tous ceux qui vont boire.

Je me laisse glisser jusqu’au Gelon et m’asperge d’eau froide.

Forêt impassible. Bourdonnement aux tempes. Les cent mille ramifications crochues de la vie se frayent un chemin vers la lumière, entravant mon chemin : par où aller maintenant ?

Je vais au hasard, suivant une sente, puis une autre, puis aucune. Je n’oublie pas tout à fait ce que je cherche, car dans le regard vide que je jette sur ce fouillis de feuilles et d’ombres toute souche recèle une gueule et tout espace terreux irrésistiblement m’attire, même si je ne sais plus pourquoi. Je peux me laisser aller. Si quoi que ce soit en rapport avec l’objet de ma quête se trouve pris dans le piège photographique de mes pupilles, le déclenchement sera immédiat, moins d’un dixième de seconde…

J’avance. Il n’est pas impossible qu’en mon cœur inconsciemment je bénisse cette absence qui me remet en piste, le nez dans un bouquet de reines des bois foisonnant d’insectes, me pousse à explorer à quatre pattes ce sous-bois infamilier, avant il me fallait les chiens pour me faire faire ça et maintenant, presque rien, un fantôme de blaireau me suffit…

J’avance. Peut-être enfin vais-je retrouver l’endroit où Cheg et le troisième blaireau jamais nommé, pas assez observé, ont pu se réfugier après la naissance des petits ?  Peut-être vais-je tomber sur Vara, Courage et Prudence ? Il faudrait revenir de nuit… Je le ferai, en juillet, s’ils ne reviennent pas… Je préférerais quand même qu’ils reviennent.

J’avance. Tant bien que mal je regagne la partie mieux connue du sous-bois, emportant avec moi un petit œuf bleu-gris moucheté de traces marron-terre et une plume de geai. Je me rends au terrier secondaire d’où j’ai vu sortir la renarde il y a deux mois. Aucune odeur, aucun reste de nourriture mais on voit des traces de passage. Nous ne sommes qu’à une cinquantaine de mètres du terrier principal, mais si c’était là ? Un peu plus loin se trouve la grande entrée de ce petit terrier qui ne comporte a priori que ces deux gueules. Je place face à elle le troisième piège photographique que j’avais emporté, et ce geste suffit à relancer l’attente des images.

Je retourne au terrier principal, toujours inoccupé comme le confirme le pot vide et, sur les images des caméras, les seuls passages de l’écureuil et du renard. J’en profite pour m’attarder là où d’habitude mes passages sont furtifs. Je m’imprègne des couleurs de ce lieu que je connais surtout en noir et blanc. Je trouve en contrebas deux entrées désaffectées, bien cachées parmi les broussailles, que je n’avais pas repérées : mon terrier à treize gueules en aurait donc plutôt quinze, mais comment savoir lesquelles sont reliées, lesquelles indépendantes ? Il faut que je dessine un schéma de l’ensemble que je rapporterai ensuite sur la carte IGN agrandie ou le plan cadastral…

Tout va bien. Même si je ne retrouve pas les blaireaux, même s’ils ne reviennent pas tout de suite, j’ai mon travail de juillet. La quête continue.

26/06/25

 

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