Journal d’un méliphile, juin 2025

 

Les hommes ont besoin des blaireaux !

 

 

« Les gens se sentent drôlement seuls, ils ont besoin de compagnie, ils ont besoin de quelque chose de plus grand, de plus costaud, sur quoi s’appuyer, qui puisse vraiment tenir le coup. Les chiens ne suffisent plus, les hommes ont besoin des éléphants. »

Romain Gary, Les racines du ciel

 

Les renseignements pris auprès de la mairie et des services du cadastre afin de retrouver les propriétaires des parcelles forestières pour lesquelles je veux demander l’autorisation de placer des caméras fixes, en disent long sur une certaine forme de délaissement de ces terrains (ce qui est heureux pour la faune en général et les blaireaux en particulier). Il y a autant de propriétaires que de parcelles, et les adresses vont de notre hameau jusqu’à Paris. D’héritages en déménagements, un certain nombre de ces gens ont probablement tout à fait oublié leur titre de propriété. Me vient l’envie d’en acquérir certaines, histoire de sécuriser autant que faire se peut la zone, qu’on laisserait en libre évolution…

Comme je rôde autour des terriers après être allé relever les caméras, le suivi d’une coulée bien marquée dans les hautes herbes me ramène au grand champ voisin de ma maison. Ce grand champ, longtemps fauché par un paysan peu soucieux de demander la moindre autorisation à qui que ce soit, ma compagne Élodie a réussi à en racheter une large bande qui fait la jonction entre le petit bois qui jouxte mon jardin et le grand bois dit du « Grand creux », qui ouvre lui-même sur quelques centaines d’hectares de forêt : Belledonne est un massif bien arrosé où la forêt est encore verte, malgré quelques attaques de scolytes ici ou là qui laissent de vilaines cicatrices sur les parcelles qu’il a fallu abattre. L’abandon des plantations d’épicéas au profit des feuillus peut même laisser espérer une évolution favorable à la biodiversité, malgré les incertitudes liées au réchauffement (peut-être tout cela dans dix ou vingt ans ne sera plus que cendres…).

Élodie a transformé en jardin ce pré appauvri par des décennies de prélèvements compensés par aucun apport. Elle y a planté des arbres fruitiers adaptés au lieu et toutes sortes de plantes aromatiques et de fleurs dont les insectes du secteur se délectent, et qui étaient d’abord destinées à sa petite entreprise agricole. Depuis qu’elle a cessé cette activité passionnante, éreintante et peu lucrative, la question du sens à donner à ce terrain se pose autrement. Un projet se dessine.

Le terrain ayant été classé en refuge LPO soustrait au plan de chasse, et avec l’aide de la LPO qui finance dans notre région ces initiatives individuelles, elle veut à présent faire creuser une assez vaste mare qui viendra prendre le relais de la gouille d’en bas, polluée et presque comblée, dans lesquelles fraient les grenouilles rousses auxquelles elle s’intéresse (elle a, elle, la formation scientifique qui me fait défaut). Elle envisage ensuite d’ouvrir ce terrain sur le grand bois pour permettre à la faune sauvage de traverser en toute sécurité jusqu’au petit bois.

Ce projet nous enthousiasme d’autant plus qu’il est collectif, car d’autres voisins du hameau œuvrent dans le même sens : Annick et Joël, qui distillent des plantes et dont le jardin principal est situé en bordure du Grand Creux, ont eux-mêmes creusé une mare au village ; Cédric et Marine, nos plus proches voisins, ont racheté une partie du grand champ attenant aux parcelles d’Élodie et souhaitent également y creuser une mare. Nous vient dès lors le rêve d’une discrète réserve constituée d’une bande laissée à la forêt entre le Petit Bois et le Grand, bordée de chaque côté de jardins respectueux de l’équilibre du lieu et qui sécuriseraient la faune. Blaireaux, renards, chevreuils, cerfs et sangliers y auraient leur place, au prix de quelques précautions si l’on souhaite préserver les arbres (le loup est assez présent, le lynx a fait une incursion l’été dernier près d’ici, mais les cervidés auraient tôt fait de croquer les jeunes pousses).

Avec Cédric, pour l’heure, on parle des blaireaux qu’il a beaucoup observés du temps où il habitait dans l’avant-pays savoyard. « Mettez les gens en rapport avec le cosmos et ils seront en rapport entre eux ! », disait Kenneth White : son amour de la faune sauvage naturellement nous rapproche.

Plus haut habite aussi Mathilde, qui travaille à l’association locale « Bien Vivre en Val Gelon » et a lancé l’idée de la « fête du marais » où mes amis Jean-Louis Michelot et Yvan Dendievel interviendront bientôt pour parler du castor, et où moi-même je parlerai blaireaux avec l’aide de Fabrizio qui diffusera les sons enregistrés en affût ainsi que leurs cris remixés. Non loin aussi habite Thibault, avec qui j’étais allé en affût au loup l’an passé et qui œuvre au sein de l’Observatoire des Carnivores Alpins, qu’Elodie et moi souhaitons rejoindre également.

Quand je songe encore aux autres amis et voisins du hameau qui évoluent dans des longueurs d’onde très proches, je m’étonne et me réjouis de tant de connivences. Mais il ne suffit pas de s’étonner et de se réjouir, il faut que les dites connivences aboutissent à des projets concrets.

Je ne sais pas si ces actions, au bout du compte, seront à même d’enrayer le déclin des grenouilles rousses, de renforcer la biodiversité de notre lieu (encore que l’installation de mares le permette de façon évidente), mais je sais à quel point ces actions font du bien à ceux qui les entreprennent. Elles redonnent de l’élan pour avancer dans nos vies reliées à plus vaste qu’elles. Elles évitent que chacun s’étiole dans sa tâche subalterne.

En tant qu’individu, on a besoin des autres, humains et non-humains et humains, pour sentir qu’on est en train d’essayer de bâtir même quand des mondes s’effondrent. Avant ma rencontre avec les blaireaux, j’étais sur la mauvaise pente du repli, roulé en boule dans mon terrier de dépressif chronique. Dans son livre Psychologie positive et écologie, l’écologue Lisa Garnier a mis en lumière les conséquences positives de notre « relation émotionnelle à la nature » et développe l’idée que, grosso modo, être « dans la nature » (mais ne le sommes-nous pas de toute façon ?) nous « sauve ». Elle évoque, entre autres, la nécessité de ressentir un « sentiment d’étendue » – mais aussi celle d’une salutaire « compatibilité entre nos objectifs et l’environnement ». Habiter ici parmi les arbres et les bêtes ne me met pourtant pas à l’abri des phases dépressives : il y a quelques mois, même les promenades quotidiennes avec mes samoyèdes ne me suffisaient plus à sortir de ma prison mentale… Comme je suis au fond assez confiant en la vie, et désireux de vivre une vie pleine est vaste, j’attendais un miracle.

Je sais qu’ils n’arrivent jamais qu’à l’improviste et du dehors, les miracles.

Je sais que l’écriture seule, qui est depuis l’enfance mon fil d’Ariane, ne suffit pas. Un fil relié à rien ne peut vous sortir d’aucun labyrinthe. Mes premiers poèmes, je les ai écrits vers l’âge de huit ans dans le grand parc du Lycée international de Ferney-Voltaire en nommant simplement les êtres qui m’entouraient, salamandres, reinettes, corneilles, chevreuils, pas encore de blaireaux, et les criquets que j’empalais sur les bogues de châtaignes pour les manger avec ma chatte Mimi (ce fut je crois le seul acte cruel de mon enfance, accompli pour complaire au félin ravi de ce partage). Plus tard, étudiant en lettres enfermé dans une ville que je n’avais pas encore réussie à apprivoiser et coupé du dehors, j’écrivais faux, tout sonnait faux du fait de cette coupure – jusqu’à la brèche de ce qui fut un premier petit « miracle » lié, déjà, à un mustélidé.

Un après-midi de printemps, revenu dans ma chambre de la maison familiale en Savoie, j’étais occupé à écrire à un quidam une lettre absconse quand un événement m’a précipité à la fenêtre et aussitôt sorti de ma cécité : une hermine blanche, encore en pelage d’hiver, chassait dans l’herbe verte. Je l’ai vue bondir dans un trou, se saisir d’une taupe, la tuer net, proprement, à peine le temps d’un cri aigu, puis l’emporter gaillardement malgré sa taille avec toute la célérité dont sont capables les hermines. La vitalité inouïe de l’hermine blanche arrachant la taupe sombre à son trou m’a frappé non en tant que symbole (celui-ci ne m’est apparu qu’après coup) mais comme une vision. J’ai interrompu le cours de ma lettre pour décrire ce que je venais de voir. Le quidam qui m’a répondu s’est exclamé en retour que, dans ce passage d’une tonalité si différente de tout le reste qu’il semblait avoir été écrit par quelqu’un d’autre, quelque chose sonnait juste et vrai, là te voilà, tu étais bien caché toi dans ton trou mais cela c’est toi, tu es cela, et tout le reste un brouillon à jeter !

Ce qui m’est arrivé trente ans plus tard avec les blaireaux n’est pas très différent. Au bout du compte, c’est simple, ce frère mammifère doté de bonnes griffes est venu saper les fondations de mon bunker (les chasseurs ont raison, avec leurs photo-montages pitoyables, le Blaireau peut détruire un bunker !). Il a creusé jusqu’à moi, m’a déterré (c’est la seule forme de vénerie souterraine qui devrait être autorisée). L’écriture seule est un fil cassé, et l’homme seul est un zombi, un mort-vivant, bientôt un mort tout court si l’on continue sur le chemin de l’extraction-destruction.

Ainsi les blaireaux qui m’obsèdent aujourd’hui ne sont pas seulement des blaireaux, mais le dernier avatar de cette longue procession d’animaux totémiques dont nous avons tous besoin. Que mes samoyèdes me pardonnent, dans Les racines du ciel Romain Gary disait que « les chiens ne suffisent plus, les hommes ont besoin des éléphants. » Nous avons besoin de tous les sauvages. Sous peine d’effondrement nous avons besoin de nouer des liens neufs avec tous les vivants, et aussi les glaciers, les montagnes, les forêts, les océans — mais comme il est difficile de tout faire et tout dire à la fois il faut des points d’ancrage plus modestes, id est un trio de blaireaux.

Dans les livres et les journaux que je lis on parle des catastrophes. Les échos, les échos seulement bien filtrés des massacres et bombardements en cours me parviennent, et le flux quasi continu des nouvelles effarantes me donne envie de crier ou d’aller m’enterrer ; et pourtant, ce matin, c’est un rêve de blaireaux qui m’a sorti de ma grotte, et me voici maintenant occupé à trottiner sur un chemin forestier, débordant d’énergie. La vue d’un lombric, de grasses limaces grises, d’une grenouille ou des jeunes girolles au milieu des fougères me remplit de gratitude. Je vais au hasard, cherchant les traces ou ne cherchant plus rien, emporté par les chiens ou l’envie du moment. Je salue les chevreuils rutilants, comme lustrés par la pluie et la fin de la mue. Puis je rentre au terrier mettre ces notes au propre sous l’œil figé de Tasselle, ma blairelle empaillée, qui veille sur moi, truffe retroussée, dans sa posture de vigilance ouverte.

07/06/25

 

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