Les blaireaux ont de la chance
Les blaireaux ont de la chance, ils ne peuvent voir ce que je vois, c’est-à-dire ce que je ne vois plus. Ils ne peuvent voir que depuis trois jours le massif de la Chartreuse qui barre d’ordinaire notre paysage du côté du couchant a été comme effacé par ce brouillard de fin du monde.
J’ai d’abord cru que c’était l’évaporation de l’eau tombée en grande quantité la semaine dernière qui provoquait ce phénomène ; et puis, j’ai commencé à sentir une odeur de brûlé, une odeur d’incendie, dont je me suis dit qu’elle était peut-être ce qui avait fait sortir l’un des blaireaux en plein jour. Leur odorat exceptionnel a dû les alerter, puis ils ont dû comprendre que la menace était lointaine.
Elle l’est, en effet. Quand on m’a dit que ce brouillard persistant venait des mégafeux du Canada, je suis resté sans voix. La violence inconcevable des incendies soudain me devenait tangible, et sans même voir les images de Montréal asphyxié ni des bêtes affolées, j’ai senti monter en moi une grande panique animale. Mais que faudra-t-il, que faudra-t-il de plus pour que l’humanité collectivement, politiquement réagisse ? Pour qu’au lieu de se jeter dans les bras du premier fasciste venu les citoyens du monde, dessillés, fassent bifurquer la barque collective avant qu’il ne soit trop tard ?
Il est déjà trop tard. Ajoutant à la grande fumée celle du pot d’échappement de ma voiture, je remonte le paysage décapité de ma vallée. Comment imaginer cela : par beau temps, une vallée de montagne sans montagne ?
Dans l’intranquillité du moment je songe que j’ai longtemps pensé que seuls certains animaux domestiques et certains humains privilégiés pouvaient jouir d’une vie vraiment paisible, la vie sauvage étant vouée à toutes les tensions de la peur, de la faim et de la prédation, « manger ou être mangé » et tout ce qui s’en suit. Je me réjouissais naïvement de ma chance d’animal auto-domestiqué, ainsi qu’on le dit parfois à propos de l’homme.
Il est vrai que la vie sauvage peut être violente, je garde en tête l’image de ce faon coincé par le renard l’autre jour ; mais même ce faon passe désormais l’essentiel de ses journées à dormir roulé en boule dans les hautes herbes d’où l’on voit ses grandes oreilles dépasser à cent mètres : une terreur brève, des semaines de quiétude.
Ce que me montrent mes blaireaux, c’est une vie somme toute assez nonchalante, et même si ça gratte beaucoup en ce moment c’est l’occasion aussi de se gratter les uns les autres, de s’arracher les tiques, de s’aider. Je vois une vie où l’on apprend en jouant pendant des heures, de quoi rendre jaloux les collégiens. Je vois une vie sauvage sans souci ni insouciance, une vie pleine de vigilance et d’impatience quand on sent venir l’heure de la première sortie. Une vie aussi de labeur, de construction, de terrassement (tout au moins en automne car cela fait belle lurette qu’il n’y a pas eu de vrais travaux au terrier, tout juste un peu de terre expulsée tantôt par la blairelle), une vie en tout cas bien plus vivable que celle qu’endurent de très nombreux humains (sans compter le sort réservé aux animaux de l’élevage intensif), une vie dont la seule contemplation est en elle un bienfait…
Sitôt rentré à la maison je file vers la forêt rejoindre les blaireaux, et chasse ces images d’apocalypse au profit de la vie vivante des sous-bois.
Dans les latrines les plus proches du terrier, de gros scarabées se délectent des laissées, dont l’abondance signale aussitôt qu’ils sont restés à proximité immédiate. La terre devant la gueule du bas a été comme lustrée, si bien tassée et lissée que l’on croirait à une intervention humaine. Ces deux dernières nuits, les caméras se sont enclenchées 214 fois (je ne compte pas le passage d’un écureuil et d’un geai). C’est du jamais vu jusqu’à présent : la blairelle et ses blaireautins sont restés au logis à jouer, à s’épouiller, à se gratter. Comme toujours, j’en suis réduit à formuler des hypothèses pour l’expliquer. Le retour de la chaleur y est certainement pour quelque chose, mais pourquoi ? Peut-être se sont-ils suffisamment gavés de lombrics pendant les précédentes averses pour moins manger maintenant. Peut-être l’infestation du terrier les incite-t-elle à rester davantage sur l’esplanade d’en haut et la terrasse d’en bas ? Peut-être la première grande poussée de girolles non loin du terrier abrège-t-elle les escapades ? Quoiqu’il en soit, le trio est bien portant, nullement rongé par l’angoisse climatique.
Le soir venu, rideaux tirés sur l’horizon voilé, je regarde défiler les images du terrier, encore un film d’une heure et quart où l’on ne voit que des blaireaux qui jouent, qui se poursuivent, se donnent des coups de pattes, roulent dans le ravin, s’épouillent, se serrent les uns contre les autres.
Dans mon terrier à moi il y a, outre Tasselle la blairelle naturalisée, deux grands chiens blancs, trois chats, une jeune tortue d’Hermann recueillie récemment à qui j’ai fait une vaste cage en attendant de pouvoir la ramener dans le sud, et puis quelques bipèdes de ma race qui est race fraternelle rétive aux frontières, race empathique révoltée devant tant de malheurs évitables, et traversée plus encore par l’amour de la vie.
Dans le terrier on se serre, animaux humains, non-humains, jamais inhumains. Si vous saviez, Vara, Prudence, Courage, comme vous regarder certains soirs peut être poignant ! Ne pas le savoir est une chance.
11/06/25