Journal d’un méliphile, juin 2025

 

Le rêve d’un méliphile

 

 

J’aime ce moment où s’affichent les icones monochromes des clichés de la nuit, reproduisant sur tout l’écran comme gravés à l’eau forte les deux traits gris clair serrés verticaux des racines à droite, les deux troncs tremblés tout émaciés à gauche et au centre, penchés, fuyant en courbes serpentines, la masse de l’épicéa au creux duquel est enserré le trésor graphique du blaireau dont on voit en un seul coup d’œil défiler toutes sortes de variations : blaireau seul avec museau en l’air, double blaireau enchevêtré avec pattes en l’air, trio de blaireaux sur son lit de feuilles, ou bien – pas de blaireau, cherchez le mulot, cela arrive de moins en moins souvent ces temps-ci comme si les mulots ne passaient plus devant les caméras.

Chaque fois je me hâte de lire ces idéogrammes familiers pour déceler l’anomalie, le remarquable, l’inattendu, avant de lancer la fabrication du film qui me permettra ensuite de visionner l’ensemble de la séquence en continu. Ce que je visualise en premier, ce sont toujours les images de jour, éclatantes de couleurs, qui offrent des séquences longues d’une minute où l’on peut voir enfin les reflets châtain des pelages et toutes ces nuances que la nuit simplifie.

Il n’y a parfois nul blaireau, mais un geai, un merle, une mésange bleue, un pic, un écureuil, un sanglier, un chien, une chevrette ou la renarde d’à côté qui sont passés par là. Je note alors scrupuleusement dans mon tableau l’identité de l’animal, et je supprime la séquence du montage pour la classer dans le dossier spécifique.

Et puis, il y a parfois des surprises, de vraies surprises, de celles que je dis ne pas attendre mais que j’attends quand même, de celles qui marquent durablement comme celle qui m’a fait basculer dans la blaireaumanie au mois de mai lorsque la blairelle est venue rejoindre ceux que je n’avais pas encore identifiés comme étant ses blaireautins.

Je regarde. Je fais défiler respectueusement les icônes. Soudain, je me fige, j’arrête tout, est-ce possible ? Il n’y a pourtant aucun doute… mais je ne pensais pas qu’une telle chose, mentionnée dans aucun livre, pût arriver. Voici. Au-dessus du remblai terreux du bas, sur la petite terrasse qui prolonge le terrier natal, Vara se tient couchée sur le flanc avec ses deux grands blaireautins qui jouent près d’elle, et je vois deux, non trois petits museaux masqués qui se pressent contre ses mamelles et la tètent ! Elle a donc accouché une deuxième fois à trois mois d’intervalle, défiant toutes les règles de la biologie, et ce sont six blaireaux qui occupent à présent le terrier ! J’assiste en outre à une scène d’allaitement, ce qui ne se produit en principe jamais à l’extérieur du terrier.

La nouvelle me réjouit si fort que je me réveille enfin, avec la patte du chat Plume dans la main et les deux chiens qui ronflent au pied de ma blairelle empaillée. Évidemment, c’était un rêve idiot, fabriqué sans doute à partir de mon étonnement d’hier soir devant les mamelles encore bien pendantes de Vara – je m’étais demandé si elle allaitait encore, alors que ses « petits » ne le sont plus du tout.

Quatre heures du matin. Fine bruine, chant d’une hulotte. Que font-ils à présent ?

13/06/25

 

Ce contenu a été publié dans Méliphilie, avec comme mot(s)-clé(s) , , , , , , , , , , , , , , . Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.