Journal d’un méliphile, juillet 2025

 

Le blaireau en morceaux

 

Hunting bag, badger skin (Taxidea taxus) – Helsinki, National Museum of Finland

 

Le blaireau figure dans l’annexe de la Convention de Berne (1979) dont la France est signataire, ce qui implique en principe de surveiller les populations en règlementant la chasse, c’est-à-dire surtout en interdisant les techniques non sélectives comme le piégeage mais aussi le gazage, l’empoisonnement ou l’utilisation d’armes automatiques. « Une synthèse réalisée pour 34 pays européens révèle que le blaireau est classé comme gibier dans 62% des États et bénéficie d’une protection dans 38% » (Do Linh San, 2007), plus aucun pays ne le considérant comme « nuisible ». La pratique barbare du déterrage est encore autorisée en France et en Allemagne, mais prohibée même dans les pays qui autorisent la chasse, comme la Suisse (le canton de Genève faisant comme on sait exception puisque la chasse y est interdite depuis une votation populaire en 1975).

Le déterrage règle la question du devenir des cadavres, qui sont jetés en pâture aux chiens ou parfois laissés dans le terrier – mais que fait-on des cadavres, quand ils sont conservés ? Sa viande, a priori peu goûteuse, a été consommée au Moyen Âge sous forme de pâtés sans doute, et il semble qu’elle le soit encore dans les pays de l’Est ; on a surtout utilisé ses poils pour les fameux blaireaux, quasiment tous aujourd’hui d’origine synthétique, mais aussi pour des pinceaux et des appâts pour la pêche…

Tout est dans le « quasiment ». D’après Virginie Boyaval, il existait encore en 2013 dans l’est de la France des élevages de blaireaux destinés à la production d’ustensiles de barbier et de pêche que l’on peut encore se procurer sur le Net. On trouve de tout, sur le Net, et nul besoin de s’enfoncer dans le « dark web » : « des crânes et squelettes écologiquement responsables » (3250€ le crâne d’ours malais, 50€ le crâne de blaireau), ou des blaireaux fraichement tués et naturalisés dans les pays de l’Est : 798€ pour ce « beau spécimen dressé sur ses pattes arrière » avec les dents en avant que le taxidermiste a essayé de transformer en ours (aucun rapport avec Tasselle, ma blairelle, naturalisée au tout début du XXème siècle dans une posture naturelle et récupérée dans un hôtel particulier de Dijon : il y a prescription…), 135€ pour ce blaireautin « en position debout sur une branche », 300€ pour cette tête de blaireau bouche ouverte que propose un site d’ « intérieur et de décoration », assorti de commentaires « naturalistes » de ce genre : « un fait fascinant à propos du blaireau est qu’il creuse des terriers appelés « terriers » (en rupture de stock) ». Tous ces trafics parfois légaux mais toujours opaques écœurent et les arguments pseudo-écologiques qui leur servent de paravent éthique mettent mal à l’aise.

Le seul site français qui propose des produits « à base de blaireaux » est celui d’une entreprise basée en Dordogne qui s’inspire des écrits d’Hildegarde de Bingen, ou Sainte Hildegarde. La dite sainte est une moniale bénédictine allemande du XIIème siècle (1098-1179) canonisée en 2012 par Benoît XVI, et « une figure marquante de l’apogée de la médecine monastique de la fin du Haut moyen âge », précise Wikipédia. C’est donc sur la base de ces écrits médiévaux que s’organise le commerce des peaux de blaireaux, le malheureux animal ayant eu la malchance de faire l’objet de commentaires écrits de la part de la moniale – ce qui montre au passage le pouvoir terrible de l’écriture, qu’elle soit manuscrite, imprimée ou relayée par l’Internet, ainsi capable de fixer pour des siècles la vérité aussi bien que le mensonge, mais plus facilement ce dernier.

Sainte Hildegarde a en effet écrit au livre XXVI de Physica, Livre des subtilités des créatures divines (j’ai vérifié en me procurant la traduction disponible): « Il y a une grande puissance dans la fourrure de blaireau : fais-en une ceinture et porte-la à même ta peau nue et toute maladie disparaîtra en toi, tout comme une grande tempête s’apaise dans une atmosphère sereine et tranquille ; et aucune maladie dangereuse ne s’abattra sur toi… » Le chapitre en question conseille également : « Prends un cœur de blaireau et fais-le cuire vivement dans de l’eau ; ajoutes-y de la graisse de ce même animal (…) ; tu fabriqueras ainsi un onguent qui est excellent pour la goutte, pour soigner les membres noués aux articulations », etc. etc. (cette recette, bizarrement, n’a pas été reprise sur le site Internet).

La conséquence se décline en tout cas neuf siècles plus tard de la manière suivante : Ceinture en fourrure de blaireau : 132€, chaussons en blaireau : 168€, épaulette en blaireau : 98.60€ l’unité, jambière en blaireau : 98€, peau entière : 130€, semelles en fourrure de blaireau : 62.50€, toque en blaireau : 198€, tour de poignet en fourrure de blaireau : 47€, chutes de fourrure de blaireau : 18€, etc.

La page d’accueil du site précise que les blaireaux proviennent « non d’élevages mais des pays du Grand Nord où ils sont chassés à cause de leur surpopulation » (je souligne). Curieux de savoir ce que pouvait cacher cette vague remarque, j’ai posé la question par écrit, et il m’a aussitôt été apporté les précisions suivantes (assorties sur une remarque sur le caractère supposément hostile de ma suspicion à l’égard des informations données) :

« Nos peaux de blaireau ne proviennent pas d’Eurasie, comme vous le supposez, mais de certaines provinces du Canada. Le blaireau y est considéré comme espèce nuisible dans des zones précises, au même titre que le sanglier peut l’être en Dordogne. Sa chasse y est strictement encadrée par des quotas et des réglementations établies par les autorités locales. Par ailleurs, dans les provinces où l’espèce est menacée, sa chasse est interdite ou très restreinte. Il va sans dire que nos peaux ne viennent pas de marchés interdits et ne sont pas achetées au marché noir, mais dans le strict respect de ce qui est autorisé. Nous achetons ces peaux au Canada, où elles seraient sinon détruites, et nous les faisons transformer en France pour la fabrication de produits qui vont dans le sens des conseils de sainte Hildegarde pour la santé. Notre démarche n’a aucun objectif esthétique ou de luxe : il s’agit de valoriser un matériau naturel qui, selon les enseignements de sainte Hildegarde, présente des vertus utiles. Jeter ces peaux serait un gâchis. »

J’avais en effet remarqué que les photographies représentaient des peaux de blaireaux d’Amérique Taxideas taxus, espèce totalement différente de notre Meles européen, mais j’avais cru naïvement à une erreur d’illustration. Il faut pourtant bien s’y résoudre : cette entreprise française s’appuie bel et bien sur un texte du XIIème siècle germanique évoquant le blaireau européen pour justifier l’importation de peau appartenant à une espèce totalement inconnue à l’époque… Mes recherches sur l’état de conservation de Taxidea taxus ne m’ont par ailleurs à ce stade pas permis de trouver la moindre trace de blaireaux qui pulluleraient comme les sangliers en Dordogne : sur les trois sous-espèces, deux sont en danger d’extinction et la troisième serait stable, mais les données sont difficiles à obtenir et varient suivant les secteurs. Seuls des tests génétiques sur les peaux exportés permettraient de confirmer, ou non, la provenance de ces peaux…

Ces recherches inabouties, mais que je vais poursuivre, aboutissent à d’autres plus difficiles encore à mener. Le site militant Péta a enquêté ainsi sur les élevages chinois où les blaireaux sont entassés dans des cages jusqu’à la tuerie finale, pas moins cruelle que celle du déterrage mais précédée par quelques mois de torture. Comme chantait Bashung, « faut se préserver si on veut durer », je n’ai pas regardé les images (une seule, montrant des blaireaux dans un marché chinois, a suffi à nourrir les cauchemars de la nuit).

J’aimerais pouvoir pousser l’enquête. Remettre en lumière le blaireau, c’est aussi lui faire justice des horreurs passées et présentes. Et tout faire pour les faire cesser.

09/07/25

 

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