Badger, badger, badger
Tous les jours et presque un soir sur deux, je continue à arpenter les bois à la recherche des blaireaux perdus. Je remets ma tenue de jungle, pantalon plus ou moins de treillis, veste de pêche multipoches vert kaki, comme naguère en Guyane ou comme un enfant qui jouerait les explorateurs, je prends les jumelles Leica, un bâton, un long couteau que j’attache à la cuisse pour me dégager des lianes et des ronces, et je pars suivre les sentes visibles et invisibles.
Chaque fois je perds un peu plus l’espoir de les retrouver. Qui me dit, à part mon envie et un instinct humain peu fiable, qu’ils ont déménagé plus bas vers le torrent ? Ils ont pu aussi bien remonter le nant de la Guire ou bien celui du Feu de Joie, ou traverser le Gelon et aller s’installer à cinq kilomètres d’ici…
Quelle est, au juste, la superficie moyenne du territoire d’un blaireau ? La réponse n’a rien d’évident. Do Linh Sahn la résume ainsi : « Plusieurs études ont montré que la taille des domaines vitaux des blaireaux varie considérablement d’un habitat à l’autre et que ces variations sont vraisemblablement liées aux différences régionales dans l’abondance et la distribution spatiale des ressources alimentaires. » Le « domaine vitale » (qui par ailleurs ne correspond pas forcément au « territoire » éventuellement défendu, qui peut n’en concerner qu’une partie) va ainsi de 0,2km2 dans le sud de l’Angleterre à 10km2 dans une zone montagneuse en Allemagne. Même s’il peut creuser des terriers encore beaucoup plus haut, le blaireau, à 800 mètres d’altitude comme ici, n’est pas dans les meilleures conditions, on peut donc raisonnablement penser que son domaine est relativement grand, et qu’en période de sécheresse l’extension est à son maximum. Je suis ainsi comme ce naïf qui, ayant perdu ses clés quelque part dans le noir, ne les cherche que dans le cercle du lampadaire parce qu’ici il y voit, ou comme ces préhistoriens qui tentent d’inventer ce qu’ont pu être les civilisations du Magdalénien à partir des seules traces laissées sur les parois des grottes parce que l’immense majorité des traces extérieures ont été effacées. Je songe aussi à cette période où je ne voyais plus rien sur les caméras du terrier parce que, d’une part, Vara restait terrée avec ses nouveau-nés et que d’autre part les blaireaux passaient juste à côté du champ des pièges. Je suis là, impuissant, à fouiller les fougères, à deux mètres peut-être d’un signe de présence…
Tout de même, pour ne pas divaguer au hasard, je suis méthodiquement les « autoroutes », c’est-à-dire les sentiers empruntés par les chevreuils, les cerfs, les renards, parfois les bipèdes, et par conséquent les blaireaux : toutes les traces se superposent sur ces axes très empruntés qui aboutissent à de véritables carrefours où de plus petites pistes se rejoignent. J’ai placé la caméra 3 (celle qui reste mobile pendant que les deux autres surveillent le terrier) à l’un de ces carrefours, où je m’apprête à aller la relever avant d’aller plus loin. Auparavant, je passe tout de même au terrier. Un renard particulièrement dépenaillé hier s’en est approché, a reniflé la gueule du haut sur l’esplanade, puis a pénétré très brièvement à l’intérieur de la gueule du bas avant de poursuivre son chemin. Sur le petit écran de la caméra 3, je vois d’abord les va-et-vient de deux martres qui semblent jouer à cache-cache dans les buissons. Ce sont tout de même des mustélidés, me dis-je, et de très belle allure, souple, sensuelle, de petites vagues de vie qui palpitent devant l’œil mort du piège. Une grive aussi s’est posée ici, un autre renard est passé, et puis…
Là, mon cœur bondit. Vara. Vara en couleurs, à 21h45, je la reconnais aussitôt. Vara seule traverse le champ de la caméra, remontant du torrent en direction des prés. Elle n’est pas mouillée, elle n’a donc pas traversé. Elle suit la piste principale, puis bifurque sur la gauche et disparaît dans le bois. À 21h47, Courage arrive à son tour, pas mouillé davantage, très pressé : il suit la piste de sa mère mais ne bifurque pas, continuant sur l’autoroute où l’on peut filer vite. À 21h48, Prudence apparaît elle aussi par la gauche, je sais que c’est elle et non Courage grâce à cette façon qu’elle a d’avancer prudemment, reniflant à gauche, reniflant à droite, avec cet air toujours d’hésiter. Elle va plus lentement et, arrivée à l’endroit où sa mère a bifurqué mais où son frère a continué, elle suit très soigneusement la piste d’odeur de Vara.
Ils sont vivants ! Ils ne sont pas loin ! Pas mouillés non plus, ils n’ont donc pas traversé (à moins qu’ils n’aient pris l’un des ponts, ce qui reste possible). Ils ne se sont pas installés plus haut puisqu’en cette heure de début de soirée ils remontent du Gelon. C’est peu dire que me voici remotivé.
Je décide de faire ce que je ne voulais pas faire, de faire de mes chiens des chiens de traque. Je retourne les chercher, les arrache à leur sieste et à leur étonnement (nous avons déjà fait une longue promenade matinale), les harnache et retourne avec eux dans le bois. Bien entendu, ils sont en longes, toujours accrochés à ma ceinture, ce sans quoi je les perdrais bien vite. Je leur demande d’être mes auxiliaires, de pallier un peu mes insuffisances humaines puisque le bipède que je suis a tendance à se détourner d’obstacles qui n’en sont nullement pour le blaireau : je reste prisonnier de mon appréhension visuelle, mes quadrupèdes sont des chasseurs d’odeurs.
Ce n’est pas un jeu si facile que de les suivre partout où ils vont, attaché à ces longes qui s’emmêlent à peu près partout où il est possible de s’emmêler. Il y a partout dans cette partie du bois où ils m’emmènent des troncs effondrés et des souches qui font autant de cachettes potentielles. Plus on avance et plus je rampe, me glissant sous les troncs de plus en plus humides parce qu’on approche du torrent, le nez dans la terre, les mains dans la boue, c’est le retour de Charles Foster, sortez les lombrics j’ai faim, et les blaireaux, venez ! On arrive enfin sur une sorte de terre-plein protégé par une véritable herse de ronces derrière un chablis. La terre mise à nu par la chute d’un grand épicéa semble avoir été travaillée, Rimski s’affole, commence à creuser, je le rappelle et prend sa place. Devant moi, un grand trou s’enfonce sous la souche. Cœur battant je m’approche, braque le faisceau de ma lampe dans la pénombre de la gueule…
Oh ! pardon, l’araignée, je ne voulais pas te déranger, et ta toile est superbes !… Aucun mammifère n’est entré là depuis des lustres, et je ne relève alentour nulle trace. Fausse piste.
Je continue d’errer un moment dans la moiteur équatoriale du petit bois d’en dessous de chez moi, puis remonte finalement, écorché de toute part, épuisé, n’aspirant plus qu’à une chose : rejoindre le sentier. Un beau roncier m’en sépare encore, que je veux contourner mais au travers duquel les chiens aux coussinets solides et au pelage multicouches particulièrement protecteur traversent tout droit parce que, sans doute, ils ont dû sentir un chevreuil. Ils parviennent au chemin avant moi, je les entends aboyer et j’entends aussi une voix humaine qui les salue familièrement : c’est celle de mon voisin C., au pied de qui j’émerge à grand-peine, piteusement enchevêtré dans les ronces et les longes emmêlées.
« Et ben alors, qu’est-ce que tu fais là ? » me lance-t-il sur un ton goguenard que je n’apprécie pas. D’abord, il est humiliant d’être à quatre pattes devant quelqu’un qui vous tance de haut. Ensuite, je me sens vraiment comme un gosse pris en faute, surpris dans cette activité qui est certes publique (plus grand monde n’ignore dans le voisinage ma maladie méliphile), mais tout de même intime.
« Je cherche le terrier d’été des blaireaux ! Je les ai vus sur l’un des pièges photographiques, dis-je en me redressant et en tentant de démêler les longes.
— Mais t’es toujours après tes blaireaux ? Tu veux leur faire quoi, avec ton couteau et tes chiens ? Tu veux quand même pas les bouffer ?
— Mais non, évidemment, je veux juste trouver leur nouveau terrier, alors j’ai pris les chiens cette fois pour m’aider, mais ils sont attachés !
— Mais ils sont plus là, tes blaireaux, ils ont dû changer de massif, ils en ont marre que tu leur mettes la pression !
— Si si, ils sont encore là, je te dis que je les ai vus sur l’un des pièges !
— Ouais, n’empêche qu’à mon avis, ils en ont marre de toi, tu mets ton odeur partout, tu passes avec tes chiens, tu es sans arrêt dehors… Tu crois que je te vois pas tous les jours repartir ?
— Tu crois que je devrais laisser tomber ?
— Moi, à la place des blaireaux, je n’aimerais pas sentir qu’un homme me colle de trop près. Sinon, pourquoi ils auraient déménagé ?
— Il est très fréquent que les blaireaux quittent le terrier principal en été pour se rapprocher des endroits où la nourriture est plus abondante, et leur départ a coïncidé avec le début de la sécheresse.
— Si tu le dis.
— Et puis, tu sais, ils connaissent mon odeur, ils savent que je ne suis pas une menace ! Une fois, les blaireautins sont même venus presque jusqu’à mes pieds !
— Si tu le dis…
— Et je ne laisse jamais les chiens approcher du terrier ! D’ailleurs, sur les caméras, j’ai vu à trois reprises des chiens venir le renifler, et cela n’avait entraîné aucune modification de leur comportement. Il en faut plus pour qu’un blaireau déménage.
— Si tu le dis ! N’empêche que…
— N’empêche que tu n’as peut-être pas tort, je crois que je vais espacer mes visites, et laisser tout ça reposer. »
Je vais faire même mieux que ça, je vais faire comme eux. Demain, c’est décidé, je change de terrier, je m’en vais camper une semaine dans les Écrins, « loin des blaireaux près des marmottes » comme dit ce slogan touristique à la noix que je m’étais promis de ne surtout jamais citer, et ce sera ainsi une petite cure de démilification…
Sitôt dit, sitôt fait, je réserve au camping d’Arsine (« bonjour Madame, excusez-moi pour cette question qui va peut-être vous paraître incongrue, mais savez-vous s’il y a des terriers de blaireaux aux environs du camping ? »), ce sera l’occasion de faire de longues et belles marches verticales et puis de lire, le soir, paisiblement, tout ce que ma mélimanie m’a empêché de lire ces temps-ci : Badger de Timothy J. Roper, Badgers de Mickaël Clark, The Badger man d’Ernest Neal…
Qui sait ? À mon retour, les cartes mémoires peut-être seront pleines du blockbuster de mon été : « l’invasion des blaireaux », « retour vers le terrier », « cent blaireaux dans la montagne », « badgers à gogo », badger, badger, badger, « Save the badgers », je mets à fond la chanson idiote du guitariste de Queen dans la voiture qui m’emmène loin d’eux…
11/07/25