« L’énigme du retour »
Le temps a changé, soudain bien plus frais, pré-automnal, avec des pluies régulières qui ont ramené l’humidité dans les sous-bois et provoqué une poussée de girolles. L’abondance revient : mûres, framboises dans la forêt, noisettes et noix encore vertes le long des chemins, prunes en quantité affolante dans les vergers, marquent la fin de la disette. La glandée aussi s’annonce exceptionnelle… Il y a de nouveau du mouvement chez les bêtes : allant vers le terrier je croise un renard dans le pré, deux chevreuils en lisière, puis une biche ! L’un des chevreuils, un beau mâle, est si bien occupé à manger des pommes qu’il ne m’entend pas venir, ce que je prends pour une acceptation de ma présence : lorsqu’enfin il perçoit ma présence toute proche, il pousse un aboiement d’effroi et, littéralement, s’envole, sans me laisser le temps de lui présenter mes excuses…
On sent déjà l’automne, tout va s’accélérant. Les abords du terrier ont changé aussi d’une façon que je ressens comme inquiétante, sans comprendre tout de suite pourquoi. La raison en est simple : une très grosse branche a chu, faisant vaciller l’arbuste sur lequel est installé le panneau solaire, et le sol est partout jonché de bois mort. Les deux gueules de l’esplanade n’ont cependant pas été touchées. Je file relever les cartes des caméras. Les chenilles jaunes des fleurs de châtaignier ont laissé place à un amoncellement de ramilles, de brindilles, d’aiguilles et de feuilles mortes, m’annonçant d’emblée que les blaireaux ne sont pas revenus.
Et pourtant…
22.06.25 – 21h28, temps couvert, 17°C, esplanade du haut.
Courage et Prudence arrivent d’un pas vif dans le champ de la caméra du haut (qui n’avait plus enregistré d’image de blaireau depuis plus d’un mois, le 20/06). Ils semblent nerveux, reniflent de tous côtés. Courage se dirige vers la gueule centrale, puis s’en détourne brutalement, fait demi-tour en croisant Prudence qui, elle, avance encore un peu en flairant sur la droite avant de partir d’un pas décidé au bord du ravin, au-dessus d’une autre gueule cachée par un tronc. Courage fait à nouveau demi-tour et tous, deux museau au sol, convergent vers la gueule centrale, dont Prudence s’approche encore un peu tandis que Courage s’est déjà détourné. Soudain, sans crier gare, tous deux détalent dans deux directions différentes, comme s’ils avaient perçu quelque menace imminente. Ils disparaissent du champ. On entend le bruit de leur fuite dans les feuilles, mais rien d’autre. La séquence dure vingt-et-une secondes.
Bien sûr, je me réjouis de ces traces de vie, mais que signifie cet étrange comportement ? Où est restée Vara ? Quelle menace les blaireautins ont-ils perçue qui plane sur le terrier de leur naissance au point de les faire fuir sans même y risquer le museau, alors que les caméras n’ont enregistré ces dernières semaines que les rares passages de la biche et du faon et d’un renard, qui en aucun cas ne peuvent expliquer une telle méfiance ? Est-ce mon odeur qui les dérange ainsi – puisqu’en effet je suis venu relever le piège photographique la veille ? Ils y étaient pourtant habitués, et cela ne semble pas pouvoir justifier la brusquerie de la fuite. Ont-ils perçu la présence d’un prédateur, chouette ou hibou ? Mais ils sont maintenant bien trop gros pour lui servir de proie !…
Un plan plus large sur l’esplanade montrerait peut-être que c’est d’abord la chute de la grosse branche qui les a inquiétés, et ce n’est pas parce que Vara n’apparaît pas qu’elle n’est pas là, tout près. Le fait que la caméra du bas, qui surveille la gueule de la première sortie des blaireautins, n’ait enregistré aucune image et que, par ailleurs, tous deux aient semblé effrayés à l’approche de la gueule, laisse penser que ce n’est pas une visite de reconnaissance préparant un retour, mais plutôt le détour nostalgique de qui a quitté depuis longtemps sa maison, en proie, qui sait, aux pillages ou aux bombardements, et revient vérifier avec la peur au ventre qu’elle existe toujours – mais de là à s’y installer…
L’idée me vient encore qu’un renard a pu venir prendre possession du terrier en pénétrant par une entrée non-surveillée (il faut décidément que je fasse le schéma complet du terrier en mesurant les distances qui séparent les gueules afin d’ajuster si besoin le dispositif de surveillance). Il semble pourtant peu vraisemblable que l’intrus ait réussi à éviter l’esplanade et le toboggan principal qui sont des lieux de passage naturel, à moins de supposer qu’il ne soit venu qu’une seule fois dans la journée ou les jours précédents, et ce serait son odeur montant du terrier et non la mienne laissée à l’extérieur que les blaireaux auraient ainsi flairé… Il est cependant habituel que les blaireaux partagent leur terrier avec d’autres, alors pourquoi une telle crainte ?
Toutes ces conjectures dans lesquelles je me perds, les blaireaux les ont peut-être éprouvées, en un sens, en revenant sur les lieux de leur enfance. Ils sont d’un naturel méfiant, et je les imagine se faisant peur l’un l’autre, « attends, ne t’approche pas, et s’il y avait… », « tu as senti cette odeur !…, « ah !… » – et chacun de prendre la fuite en surjouant l’effroi…
Il est possible enfin que, moi-même en proie à la peur de leur avoir fait peur ou qu’ils ne reviennent jamais, j’exagère l’ampleur de leur réaction. Michael Clark, dans son beau livre Badgers (soulignons au passage que la créativité des couvertures des ouvrages anglo-saxons consacrés au blaireau est inversement proportionnelle avec celle qui est mise dans les titres), m’apprend dans une page joliment dessinés qu’« in fright the hairs fluff up, but in alarme a large area stands out and hairs may erect all over the body in a direct confrontation » – autrement dit, le blaireau comme l’agouti ou le chevreuil hérisse les poils de son postérieur quand il est effrayé ; or, mes deux blaireautins conservent tout au long de cette courte séquence la queue pendante de blaireaux somme toute détendus !
De nouvelles recherches s’imposent, voire de nouvelles expériences – comme, par exemple, de courir après le prochain blaireau que je croiserai pour voir si ses poils se hérissent vraiment… Je regarde les vidéos passées, mais ne constate rien de tel : jamais encore mes blaireaux filmés au terrier ne se sont sentis menacés…
Quoi qu’il en soit, deux choses sont certaines : ils sont en vie, et ce bref retour sur le terrier de leur petite enfance où ils ont tant joué restera une énigme.
23/07/25