La mort d’un chevreuil
Ce matin, un véhicule qui roulait à très grande vitesse sur la petite départementale de la vallée des Huiles en descendant du Pontet a percuté et certainement tué un chevreuil ; l’accident a eu lieu à la sortie du Bourget-en-Huile, au bout d’une ligne droite où j’ai moi-même si souvent croisé chevreuils et sangliers que je ralentis spontanément, mais la voiture en question ne s’est pas arrêtée, probablement pas assez endommagée pour que son conducteur perde du temps avec un animal, et le chevreuil au bassin écrasé s’est traîné à l’aide de ses seules pattes avant sur le bas-côté. J’ai appelé le lieutenant de louvèterie de l’OFB, qui s’est rendu sur place.
La faune chaque année paye un tribut effarant à ces routes qui morcellent les territoires. D’aucuns diront que l’automobiliste n’y peut rien, ce qui est parfois vrai quand l’animal semble se jeter sous ses pneus (récemment je n’ai vu qu’au tout dernier moment la grande couleuvre à collier qui traversait : il n’était plus temps de freiner et j’ai fait de mon mieux pour qu’elle passe entre les pneus sans être touchée, ce qui a réussi par miracle). Mais bien souvent, on roule trop vite, même pour de bonnes raisons (Silvère Petit raconte comment, dans la hâte de retrouver son affût, il percute un engoulevent et un lièvre, deux morts !…). J’ai pour ma part équipé ma vieille Twingo de sifflets d’avertissement anti-collision, qui ne sont audibles qu’au-delà de 50 km/h (ma vitesse habituelle) mais qui doivent être assez efficaces puisque je n’ai, en dix-huit ans de départementale 207, jamais percuté d’animal.
Je crois que, dans la plupart du cas, c’est avant tout l’oubli de ces présences animales alentour qui fait tant de dégâts : des panneaux nombreux et variés présentant les silhouettes de beaucoup d’animaux seraient un bon rappel, mais le mal est profond. Enfermé dans l’habitacle de son anthropocentrisme, l’homme (à bien entendre au masculin puisque, de fait, « les hommes représentent 84% des auteurs présumés d’accidents mortels en 2024 » d’après le site du ministère de l’intérieur – ce chiffre ne concernant « évidemment » que les décès humains), l’homme se croit seul au monde, et invulnérable.
Il n’y a pourtant pas que l’indifférence, qui provoque des catastrophes : sans même parler des trafics, du braconnage, de la chasse, l’intérêt que les humains portent aux autres animaux peut également leur causer du tort. Sur lnternet les vidéos de blaireaux abondent, dont certaines prises par des naturalistes très amateurs témoignent de comportements navrants. Un quidam, après avoir trouvé un terrier, y introduit ainsi un endoscope, et comme cette opération s’avère insatisfaisante, revient le lendemain avec une caméra Go Pro qu’il fait pénétrer le plus loin possible à l’intérieur, avec seulement la crainte de se faire attaquer par le blaireau (qu’il connaît mal, comme le montrent certains commentaires sur la présence d’une réserve de graines appartenant vraisemblablement au mulot ). On ne compte plus par ailleurs les anecdotes concernant des photographes amateurs ou professionnels prêts à tous les dérangements pour obtenir le meilleur cliché…
Là encore, davantage d’éducation, d’information et de contrôle pourrait limiter ces dérives, mais peut-être s’agit-il avant tout de remettre en question et en perspective nos pratiques naturalistes. Pourquoi est-ce qu’on pose des caméras ? Pourquoi est-ce qu’on fait des affûts ? Pour le spectacle ? Pour la gloire de montrer ses talents ou sa chance au cercle restreint des amateurs ? Pour se faire une place au soleil du net ? Ou pour une vraie rencontre – qui suppose avant toute chose qu’on ne dérange pas l’animal et qu’on lui laisse le choix de venir ou non à notre rencontre ?
Amateur moi-même, je n’échappe pas à ces doutes. Dans quelle mesure mes venues régulières autour du terrier, aussi précautionneuses aient-elles été, n’ont-elles pas contribué au départ des blaireaux ? Des faits objectifs me permettent de minimiser mon influence, puisque cela faisait plus de sept mois que je les suivais et que leur départ a coïncidé avec l’arrivée de la sécheresse, qui plus est en cette période estivale où il est très habituel que les blaireaux déménagent. L’apparente méfiance avec laquelle les blaireautins sont hier fugacement sont revenus, incite encore un peu plus à la prudence.
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Je pensais conclure ici mon journal et poursuivre mes lectures, quand le louvetier m’a rappelé. Il n’a pas trouvé le chevreuil et son collègue, venu ce soir sur place, ne le trouve pas non plus. Est-ce que je suis disponible ?
J’arrive aussitôt avec Rimski, ravi. Le louvetier, très sympathique, habite à vingt minutes d’ici dans la plaine. Il est venu après son travail pour essayer de localiser, et donc de comptabiliser le cadavre. Même un choc léger aboutit presque systématiquement à la mort du chevreuil trop stressé (je songe cependant à mon faon tiré de la gueule du renard et qui a survécu…), mais dans ce cas, avec l’arrière-train écrasé, non seulement les chances de survie sont nulles mais il n’a pas pu faire plus de dix mètres. Nous fouillons les taillis et les ronces, et trouvons assez vite la dépouille. C’est un jeune mâle superbe, pareil à celui que j’ai croisé et photographié il y a quelque temps (c’est l’image que je choisis pour la page du jour, j’ai laissé le louvetier seul photographier le cadavre). Il a dû mourir vite : fracture ouverte, hémorragie interne. J’ai peine à retenir Rimski qui se souvient de ce qu’il est. Une photo pour les archives de l’OFB, puis on laisse l’animal qui servira de nourriture à d’autres.
Le louvetier me parle de son travail, et des écrasements. Du gros gibier, il en ramasse chaque semaine sur les routes alentour, surtout en plaine où il y a de l’eau en abondance, des bois et des champs de maïs. Ce sont des milliers d’animaux qui sont tués, bien davantage que par le biais de la chasse : 23 chevreuils, dit-il, cette saison, sur la route du bas, c’est le plan de chasse de deux grosses communes réunies. Les bêtes recensées ne sont cependant que la partie émergée de l’iceberg, puisque la plupart vont mourir dans les buissons sans aucun signalement. Ça ne compte pas… On ne compte pas non plus les merles, les grives, les chauves-souris, les rapaces, les hérissons, les martres, les fouines, les hermines, etc.
Pendant que nous parlons, une voiture, peut-être la même qui ce matin a tué le chevreuil, remonte à une allure folle la ligne droite. J’évoque la possibilité de placer des panneaux, il me répond pertinemment que seul un choc avec un gros cerf ou un gros sanglier pourrait ramener les chauffards à la réalité. On parle des blaireaux. Depuis deux ans en Savoie on ne les régule plus, pas plus que les renards, alors les populations ont explosé, affirme-t-il. « Pas moyen d’avoir un poulailler en bas, c’est un carnage ! » (Il y a là, me dis-je, un mystère qu’il faudrait éclaircir, car il y a beaucoup de renards dans notre secteur aussi, mais chez mes voisins de La Martinette les poules vont en liberté tout près de la forêt sans se faire croquer : je me suis toujours demandé comment c’était possible.) Jusqu’à peu, il pratiquait les tirs de nuit sur les blaireaux et les renards, et la fin de ces tirs aurait donc entraîné un accroissement spectaculaire. Il m’indique plusieurs grands terriers dans la plaine, où toutes les gueules semblent occupées et où l’on voit des rassemblements de plus d’une dizaine de blaireautins et d’adultes, je n’ose lui dire que c’est le paradis perdu qu’il est en train de me décrire… Est-ce que vraiment la fin des tirs de régulation a eu un tel effet, alors que toute place laissée vide dans un secteur où les blaireaux sont nombreux est aussitôt occupée par d’autres individus et que la mortalité sur la route reste si élevée ? J’ai peine à discerner ce qui, dans cette notion de régulation, relève de la vision du monde propre aux chasseurs, et de la réalité scientifique.
Il a tout de même fallu intervenir, me dit-il, pour l’agriculteur qui avait cassé son tracteur dans un trou de blaireaux – sans doute un terrier secondaire creusé dans un champ de maïs ou une vigne. François Dunant rapporte que, dans le canton de Genève, on fait des compromis, en délimitant un périmètre autour de la gueule concernée et en acceptant de perdre quelques épis de maïs, quelques grappes de raisins : on n’en est manifestement pas là en France. L’agriculteur qui, par ailleurs, a mis une roue dans un terrier, ne devait pas arpenter souvent son terrain pour ne pas avoir repéré le trou au préalable, me dis-je encore à tort ou à raison… Je doute quoi qu’il en soit qu’abattre quelques blaireaux de plus change quoi que ce soit au chapardage, surtout quand l’été est aussi sec et que la nourriture se fait rare.
Au fil de la conversation, le louvetier parfois appelle le blaireau par son ancien nom de « tesson », et cet écho du passé m’émeut. Le paysan, le chasseur et moi, sans doute n’avons-nous pas la même vision de l’animal, mais nous vivons chacun dans un monde où le « tesson » existe…
Le contact est pris avec les louvetiers de l’OFB locale, « merci de m’alerter si vous avez connaissance d’un blaireau tué dans mon secteur » ! Bientôt, j’irai prospecter en plaine, au paradis des blaireaux.
24/07/25