Les aventuriers du blaireau perdu
Il est temps de quitter les livres, les tableaux, le terrier et, en grande tenue de jungle, de revenir à la réalité du monde extérieur avant qu’août ne nous tombe dessus.
Ce matin l’air humide porte plus loin le roucoulement grave du ramier qui couvre jusqu’aux plaintes des tronçonneuses. Un coup d’œil en lisière : le faon est toujours là, à peu près au même endroit qu’hier et avant-hier et avant-avant-hier, occupé à brouter. À en juger par sa taille, sa tête un peu grise et l’emplacement qu’il occupe, il s’agit bien de celui que j’ai involontairement sauvé du renard. Sa mère la chevrette à tête grise aussi détale à quelques mètres de nous et puis, comme Rimski commence à lui courir après (je plante aussitôt mon bâton dans le sol et m’accroche à un arbre pour éviter d’être emporté), elle a le réflexe étonnant de s’arrêter tout net, et le chien lui aussi s’arrête, se désintéressant d’elle, parce que la silhouette d’un chevreuil qui ne bouge pas n’est plus pour lui une silhouette signifiante, et que le vent de face ne lui permet pas de la sentir. La chevrette et moi, nous nous regardons quelques instant, ce n’est pas la première fois. Je me permets un signe de complicité dont je ne suis pas certain qu’elle puisse l’interpréter, puis je continue.
Parfois je suis un peu las, c’est vrai, de déraper dans la terre sombre et les bogues de châtaigne de ces ravins impraticables, emporté par deux chiens de traîneau chez qui rien, hormis la maladie ou la mort, ne pourrait diminuer l’ardeur de tirer, dès lors qu’ils ont senti une piste animale. Ils foncent, ne se préoccupant du bipède chercheur de blaireaux que lorsque ce dernier, empêtré dans les ronces, les empêche d’avancer. Je m’obstine néanmoins, ramant de souche en souche comme un pêcheur en pleine tempête.
Il est facile de trouver les passages et de déterminer à peu près quelles bêtes sont passées : la mousse arrachée au-dessus des troncs chus qui ne laissent pas de possibilité de passer en dessous et le terrain piétiné signalent les sangliers : quelques poils sont restés. La belle affaire, nul besoin de ramper pour apprendre qu’il y a des sangliers dans la forêt !
Je rejoins l’une des nombreuses « autoroutes » qui descendent vers le torrent, cherchant sur la terre de nouveau bien humide les empreintes caractéristiques des (quasi) plantigrades. Une lumière presque pourpre éclaire soudain un chablis cerné de ronces à l’entrée duquel un tronc brisé verticalement dont le bois fendu laisse pendre les fibres en bouquet comme des lianes, réveille des souvenirs de palmier counana en Guyane. Le lieu est mystérieux, on ne serait pas étonné d’y faire une rencontre – mais rien de plus ne se passe.
Les chiens s’affolent et moi je ralentis. C’est ainsi : pister à l’odeur se fait vite et sans réflexion, alors qu’à l’œil c’est bien plus long, plus incertain et plus casse-tête.
La coulée que l’on suit longe à présent le lit d’un ancien nant dans les rebords en terre meuble pourraient faire un bon gîte. Cette fois-ci, pas de doute : la terre a été carottée et le blaireau en quête de nourriture a laissé la trace griffue d’une patte avant, avec quatre coussinets apparents et le cinquième masqué. Pas d’autres traces cependant. Je cherche et ne trouve que de noires limaces (admirables, au demeurant, dans leur tenue luisante).
Un peu plus loin voici les vénérables ruines totalement recouvertes par la mousse la végétation d’une maison ou d’un moulin, peut-être, car nous sommes au bord du Gelon. Ce sont encore des vestiges de cette époque révolue où les bois et les rives de la Vallée des Huiles étaient habités par une population humaine fort nombreuse. Je tombe sans trop l’avoir voulu dans ce qui fut une cave, où poussent à présent les tiges monstrueuses des impatientes de l’Himalaya qui ont colonisé le lieu. Tout ici est bien trop humide pour que des blaireaux puissent trouver refuge. Cinq troncs d’épicéas gigantesques ont formé un barrage sur le torrent, offrant un point de passage bien pratique ; deux d’entre eux ont achevé d’écraser ce qui restait des ruines.
On émerge de ce fouillis en affrontant la forêt de plantes carnivores, je veux dire d’impatientes de l’Himalaya griffues, insolemment fleuries, dont les tiges qui font trois fois mon pouce en épaisseur dépassent en hauteur les deux mètres. Parmi toutes les plantes classées « espèces exotiques envahissantes », les balsamines ou impatientes de l’Himalaya ne sont pas les pires, car ce sont des annuelles dont on peut enrayer la progression en les arrachant avant qu’elles ne montent en graines, mais elles figurent parmi les plus impressionnantes.
On reprend enfin le chemin des humains et l’on remonte dans l’air saturé par les odeurs de mûres, de terre mouillée, de balsamine, de poivre, d’ortie, de vie – une sacrée confiture. Je m’assois sur une pierre pendant que les chiens batifolent dans l’eau, et considère avec incrédulité l’immensité végétale qui nous entoure. Toute la vie amoindrie par la canicule et la sécheresse des semaines précédentes s’est réfugiée ici. La profusion de nourriture offerte est inouïe : c’est la période bénie entre toutes où les fruits abondent, où la chaleur s’apaise, et où la chasse n’est pas encore ouverte.
Quant à trouver dans cette jungle qui s’étend sur des kilomètres le terrier des blaireaux… Comme chaque jour, je renonce. Tout le monde le sait : c’est en hiver qu’on cherche les terriers. En été, on lit ou on écrit des livres sur les blaireaux…
27/07/25