Les terrassiers de la nuit
(épilogue)
J’avais prévu de terminer la mise au Net des pages de ce mois pour le 30 juillet au soir. Même si elle offre en passant un certain gage d’authenticité au livre à venir (puisque l’écriture diariste n’offre pas ce précieux recul qui permet après coup toutes sortes de repentirs), cette obligation de publication intermédiaire que je me fixe en fin de mois n’est pas liée au lecteur potentiel (j’avoue être toujours étonné lorsque quelqu’un dit qu’il me lit, je ne regarde pas les audiences de mon site Internet et ne sais d’ailleurs pas comment on fait), c’est là pour moi une façon de scander la vie en chapitres, avec cette énergie particulière propre au changement de mois. Juillet s’achève sans que les blaireaux soient revenus, qu’en sera-t-il en août ? Je me suis par ailleurs interdit de retourner relever les cartes des caméras automatiques pour qu’un retour éventuel puisse encore faire l’objet d’un ultime épilogue avant le 31/07…
Les textes mis en ligne, je retourne donc enfin au terrier. Comme souvent au tout début du mois d’août en montagne, l’air est plus léger, le ciel nuageux protège de l’agression du jour, et l’on sent qu’on vient d’entrer dans ce que le calendrier traditionnel japonais considère comme le premier mouvement de l’automne. Près du terrier les grands ronciers sont maintenant chargés de mûres vraiment mûres. De l’autre côté de la route, à portée de museau, les pruniers du jardin de Joël débordent de fruits. Le déménagement de juin étant a priori lié à la recherche de nourriture, il serait pratique et logique que les blaireaux reviennent, me dis-je en pénétrant dans le sous-bois.
Un seul regard suffit pour comprendre : la terre a été ratissée, l’entrée du terrier dégagée, il y a des trous un peu partout, ils sont revenus. Les deux caméras se sont déclenchées 80 fois. Je m’assure qu’ils sont bien revenus tous les trois (une séquence montre Vara sous la pluie occupée à faire le ménage pendant que les blaireautins adolescents, qui sont aussi gros qu’elle, se grattent en regardant leur portable). Je file chercher la troisième caméra, qu’il est désormais inutile de laisser au carrefour et qui va compléter la surveillance du site. Mon cœur déborde de joie. Si le déménagement se confirme, j’aurai tout le mois d’août, deuxième de mes vacances d’enseignant, pour les observer en toute quiétude, mais avec une attention renouvelée par ces semaines d’absence. (Au passage, cela modifie le plan du livre que j’avais esquissé et qui est désormais indissociable de l’expérience en cours.)
Je m’empresse d’allumer l’ordinateur. Le trio est revenu le 27 au soir, après exactement cinq semaines et deux jours d’absence ; il a passé la nuit autour du terrier, puis il est reparti le 28 au matin. Ils ne sont pas revenus la nuit suivante, mais les travaux de nettoyage auxquels ils se sont livrés laissent penser qu’ils sont en train de préparer leur réinstallation.
Je reprends le fil interrompu des comptes-rendus d’observation.
27/08/25, averses, autour de 10°C.
21h25, Vara sous une forte pluie s’approche du terrier 1, dont elle flaire soigneusement l’entrée avant de s’en détourner vivement, de se secouer et de trottiner vers la gueule 3. L’image suivante, après une brève coupure, la montre à nouveau devant la gueule 1 dont elle ratisse l’entrée (la voici noire de terre) avant, enfin, d’y pénétrer. Elle réapparaît à la gueule 3, après avoir parcouru sous terre les cinq mètres qui séparent les deux gueules, puis retourne à la gueule 1 en passant par l’extérieur. Au loin un chien aboie, que l’on entend à peine tant l’averse est bruyante. Vara se livre au même manège : un coup de pattes avant pour dégager de la terre à l’entrée, puis elle pénètre à l’intérieur, ressort en marche arrière, gratte, entre à nouveau… Comme ses mamelles ne sont plus apparentes, il devient plus difficile de l’identifier.
21h29, un blaireautin, sans doute Courage, arrive sur la gauche, depuis le chemin, ayant suivi sa mère à l’odeur. Avec un petit trot bondissant il dépasse la gueule 1, fait demi-tour, s’ébroue, puis passe devant le terrier sans se préoccuper de Vara qui est en train d’en sortir de la terre à reculons. Courage s’installe au-dessus d’elle, puis juste derrière, et fait sa toilette. Il part ensuite visiter la gueule 3, celle de sa première sortie…
21h35, Prudence a rejoint Courage et tous deux trottinent sur l’esplanade. Voici les trois blaireaux réunis devant la gueule 1. Il est quasiment impossible de les distinguer, car ils sont couverts de boue et de taille à présent équivalente, je me base donc sur leur comportement et leur positionnement pour tenter encore de les différencier mais le jeu est un indémêlable casse-tête. Je crois déceler plus de légèreté dans la façon de trottiner des blaireautins, et une propension à batifoler pendant que Vara continue à s’activer en projetant de la terre derrière elle, mais jamais observation n’aura été aussi délicate – car cet entrain dans le terrassement pourrait aussi bien traduire l’énergie des jeunes : fin juillet, début août, marque en effet la période où les blaireautins devenus tout à fait autonomes commencent leur apprentissage de creuseurs de terriers.
21h39, il semblerait que l’un des blaireautins, imitant sa mère, ait des velléités de terrassement : il se place devant Vara, qu’il gêne dans son travail, et fait mine de l’imiter. Les voici tous les trois à l’entrée, puis deux d’entre eux (les blaireautins ?) s’en vont vers les hauteurs de l’esplanade. Vara, quand elle projette la terre, incline la tête vers le sol en fermant les yeux, comme en prière.
21h42, même scène, il est difficile de dire qui fait quoi dans cet entremêlement de museaux terreux… À bien y regarder, ce n’est plus Vara seule qui terrasse, mais chacun des trois blaireaux qui s’active à son tour. Le but de l’opération ne serait peut-être pas seulement de procéder au nettoyage du terrier, mais aussi l’apprentissage : c’est une séance de terrassement-école qui se déroule cependant de façon assez libre, les blaireautins étant à tout moment susceptibles de se détacher du « travail » en cours… ou de laisser de nouveau leur mère expulser toute la terre, comme c’est manifestement le cas à 21h44 (eux restant dans ses pattes en observateurs). Je note au passage un discret marquage anal, le premier depuis leur retour.
21h47. Le tableau de photographies que j’ai constitué en m’inspirant de Badgers de Michael Clark (qui présente une famille « idéale » dont tous les membres exhibent un signe distinctif, oreilles tombantes, rayures plus ou moins marquées…) ne m’est d’aucun secours, tout au plus puis-je encore m’appuyer sur une tache plus claire sur le cou de Courage. (Un retard de 52 secondes de la caméra 2 par rapport à la 1 ne facilite pas non plus la reconstitution du déroulement de la scène, il faudra que je règle cela). Les gueules 1 et 3 sont cependant chacune occupées par un blaireau qui ratisse, et il semble que ce soit Vara qui maintenant se détourne du travail pour renifler le toboggan. Une chose est certaine : à aucun moment deux blaireaux ne travaillent ensemble sur la même gueule, mais tous trois restent en contact étroit. Le blaireau resté seul (Courage ?) à la gueule 1 d’ailleurs la quitte pour rejoindre la gueule 3 et donner un coup de museau à Vara qui commençait à descendre le toboggan. Vara s’en va, d’ailleurs, quitte le champ de la caméra, et l’un des blaireautins (Courage ?) à sa suite s’étire comiquement, pédalant un peu dans la terre d’une façon qui trahit son jeune âge (pour avoir beaucoup dérapé sur cette pente, j’imagine très bien ce qui l’amuse ainsi…). Les va-et-vient se poursuivent en continu entre les deux gueules. Deuxième marquage anal, fesses contre fesses, Courage effectuant ensuite un petit bond par-dessus Prudence (?) en détalant vers le haut de l’esplanade. Le blaireautin resté seul est sans doute Prudence, si j’en juge par cette façon qu’elle a de mordre la branche qui est à l’entrée de la gueule – je l’ai souvent vu faire cela, autrefois, le mois dernier…
Courage court à la gueule 3, dévale le toboggan sous la pluie, que c’est bon de retrouver notre terrier natal et que c’est bon la pluie ! Puis le voici qui remonte, met le museau dans le terrier, repart aussi vite vers la gueule 1 où sa mère est en train d’évacuer encore de la terre. Je sais que c’est Vara, car à 21h50 les blaireautins se mettent brièvement à jouer à saute-blaireau d’une façon qui rappelle le lointain passé de mai…
21h59, un mulot passe au premier plan pendant que Vara part poursuivre son travail à la gueule 2. Un chien aboie au loin. Puis plus rien.
23h20, Vara remonte le toboggan.
23h57, l’un des trois s’ébroue et se gratte sur l’esplanade.
0h48, nouvelle remontée du toboggan, puis griffade sur la terre de l’esplanade.
5h00, Courage, je pense, entre dans la gueule 1 puis ressort par la gueule 3 et remonte à droite de l’épicéa.
5h57, passage dans l’ombre entre deux gueules, puis voici l’un des blaireautins devant la gueule 3. Descente par la gauche. Bruit de moteur au loin. Fin de la séquence.
31/07/25