Le terrier en ruine dans la gaste forêt
Alignées en frise inquiétante derrière les barreaux noirs du portail, les cinq paires d’yeux phosphorescents des chats et chiens de la maison me regardent m’éloigner, me renvoyant non seulement l’éclat de ma frontale mais surtout un vif sentiment de stupeur et, chez les chiens particulièrement (car si les chats aiment me suivre en promenade ils ne dépendent pas de moi pour aller vadrouiller comme bon leur semble), de gémissants reproches : « Pourquoi pars-tu ainsi, en crépuscule, en tenue de forêt, sans nous ? »
Je pars sans eux pour aller faire le blaireau dans les bois, et on n’a jamais vu un blaireau se promener avec des chiens.
À dire vrai, c’est juste une façon de parler. Je ne pars pas faire le blaireau. Aussi amusant soit-il de s’en aller trottiner à une heure où les bipèdes et les poules sont rentrés, je ne veux même pas faire semblant de me prendre pour un blaireau, seulement aller en repérage du côté du terrier pour voir ce que l’on voit quand on n’y voit plus rien. L’espoir de croiser un blaireau est maigre, mais plus élevé qu’en restant à la maison. Dans ma chambre, il n’y a que des livres sur les blaireaux, des photos de blaireaux et Tasso, mon blaireau empaillé, qui n’est pas très bavard ; dans les bois, c’est la vie qui palpite et m’appelle – me dis-je, à tort ou à raison.
J’éteins la frontale pour traverser le champ qu’éclaire bien assez la demi-lune. Je me tapis au premier glapissement de renard : je ne le vois pas mais il est difficile de ne pas l’entendre, car avec cette brise tiède qui vient de face, il ne semble pas m’avoir repéré et se trouve tout près. Je sens la chaleur qui monte de la terre, mais ce qui m’étonne, c’est de ne « sentir » que cela, car à part ça le sol est dépourvu de ces odeurs vous sautent aux narines d’ordinaire quand vous renoncez au survol bipédique…
Lassé de soliloquer, le renard s’éloigne. Je me relève et marche jusqu’au bois.
Sitôt franchie la lisière je préfère rallumer, car même en plein jour la pente glissante et les branches basses desséchées des épicéas sont des traîtresses qui vous écorchent ou vous éborgnent (je pourrais certes ramper, mais on verra plus tard).
Une hulotte passe, silhouette en fuite entre les troncs. On n’entend aucun chant d’insecte ou d’oiseau, seulement au loin les clarines des vaches et parfois le fracas d’un moteur sur la D207. Le faisceau de la lampe éclaire la seule sente sur laquelle je veux concentrer mon attention. De jour, on a tendance à suivre toujours les mêmes itinéraires, quand on n’est pas attaché à des chiens qui, eux, suivent leurs pistes d’odeurs ; de nuit c’est autre chose, et en suivant la trace je dévie, je contourne des buissons que je ne reconnais pas, et j’arrive soudain devant un toboggan, un cône de remblais, un terrier inconnu (celui qui, sur le plan ci-après, est désigné comme étant le « terrier subsidiaire 02 »).
Une telle découverte a évidemment quelque chose d’excitant, mais ici, à mi-chemin entre le terrier principal et le périphérique 02, il est difficile de savoir s’il s’agit d’un autre terrier autonome ou d’une nouvelle entrée. La gueule est en tout cas de grande taille, tout comme celle du terrier périphérique devant laquelle la hulotte s’est posée l’autre nuit. Elle a servi autrefois à sortir une grande quantité de terre, ce qui renforce la probabilité d’une liaison souterraine avec d’autres entrées.
Le lieu, cependant, semble une ruine. Je ne relève aucune trace dans la terre sèche du toboggan, pas de latrines non plus, aucun signe de présence, aucune odeur à l’intérieur.
Je repars en silence dans la « gaste forêt », comme on disait au Moyen Âge d’une forêt déserte, stérile, frappée par un « geis », un mauvais sort. Tout est sec et mort. Nulles laissées, aucun champignon, et toujours pas d’odeur hormis celle de la résine quand, au sens propre, je colle mon nez à un tronc. La caméra 3 que je relève en passant me confirme qu’aucune bête n’est passée sur cette sente ces dernières vingt-quatre heures.
Je m’assois au-dessus du ravin et j’éteins la lampe. Il faut cinq bonnes minutes pour recouvrer la faculté de voir les silhouettes, le ciel plus clair entre les cimes, les rondins lisses des hêtres, et reconstituer mentalement une version nocturne de ce lieu familier. Je m’allonge dans un creux couvert de feuilles sèches. S’endormir ici serait facile. Qui sait ? Un blaireau peut-être viendrait me réveiller ?
Mais il n’y a plus rien pour eux, ici, rien à manger hormis des mulots trop véloces. Le dernier passage précipité du blaireautin devant son terrier natal en juin était peut-être la course d’un affamé. Il faudra voir plus bas, vers le torrent, où la vie, sans doute, s’est réfugiée.
03/07/25